Les mémoires inédits de Manuel Sirvent Romero (1890-1968) :LE TEXTE ET SES DESSOUS
Joël DELHOM
Université de Bretagne-Sud - ADICORE
Publié dans :
De l’anarchisme aux courants alternatifs (XIX-XXIe siècles), Marie-Claude Chaput (éd.), Regards, n° 9, 2006, Paris X-Nanterre-Publidix, p. 281-303.
Dans les mémoires, l’auteur se comporte comme un témoin : ce qu’il a de personnel, c’est le point de vue individuel, mais l’objet du discours est quelque chose qui dépasse de beaucoup l’individu, c’est l’histoire des groupes sociaux et historiques auxquels il appartient.
Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France
En 1996, le professeur Pierre-Luc Abramson, de l’Université de Perpignan, nous a sollicité pour collaborer à une édition critique des mémoires inédits de Manuel Sirvent, un militant éminent de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) dans les années vingt. La seconde moitié du manuscrit avait fait l’objet, sous la direction de notre collègue, du mémoire de maîtrise en études hispaniques de la petite-fille de l’auteur, laquelle a par la suite retrouvé les carnets manquants et en a assuré la retranscription. Sept ans avant sa mort à Orsay et malgré une hémiplégie du côté gauche, Manuel Sirvent a couché ses souvenirs sur le papier, noircissant dix blocs de correspondance de format 12 x 18 cm ; malheureusement, le dernier est incomplet. De la petite enfance avant 1900 jusqu’à 1948, ils couvrent près d’un demi-siècle d’épreuves individuelles et de luttes sociales collectives. Les feuillets disparus évoquaient probablement la période séparant la Libération des années soixante.
Après avoir retracé le parcours de Manuel Sirvent, nous analyserons divers aspects formels et factuels de ses mémoires en essayant d’en montrer l’intérêt général. S’il est bien, ainsi qu’il le prétend, un simple « militant de l’anarchisme espagnol », son récit d’une vie singulière permettra aussi d’approcher celle de nombre de ses compagnons d’infortune.
Reconstitution biographique à partir des mémoires et d’autres sources
Manuel Sirvent Romero naît à Elda (Alicante) le 16 novembre 1890. Il apprend le métier de cordonnier et adhère au parti socialiste en 1909. Il est même à l’origine de la section locale, pour laquelle il se charge de la propagande. Peu après, en 1910 ou 1911, il rejoint le groupe anarchiste de José Gil Los Invencibles. En 1913, il s'unit librement à une de ses cousines puis, subissant le boycott patronal dans sa ville, il part à Barcelone où il s’insère dans le milieu anarcho-syndicaliste grâce à Tomás Herreros, avec lequel il était en contact depuis Elda. En septembre, il assume déjà la fonction de trésorier de la Sociedad de zapateros « La Armonía ». Quand naît sa première fille, en 1914, il est membre du comité de l'Ateneo sindicalista de Barcelone, où il fréquente Manuel Buenacasa, et s'occupe, avec Eusebio Carbó, du journal antimilitariste de Sabadell Regeneración. L’année suivante, il retourne à Elda, où il ne parvient pas à trouver du travail, et il s’établit quelques mois à Villena, une bourgade voisine. Il y crée un groupe anarchiste puis, de nouveau soumis au boycott, il regagne Barcelone où il constitue le groupe Los Hijos del pueblo avec, notamment, Gaston Leval. En 1916, il réintègre le comité de la Sociedad de zapateros. A la fin de l’année ou au début de 1917, il fait partie d’une commission chargée d'organiser une conférence anarchiste nationale, qui doit évoquer la situation révolutionnaire et l’attitude à adopter vis-à-vis du syndicalisme. Sirvent se bat sur les barricades pendant la grève générale insurrectionnelle d’août 1917, qui est aussi l’année de naissance de sa deuxième fille. A la fin de l’année ou début 1918, il organise une grève de trois semaines des cordonniers de Barcelone, à l’occasion de laquelle il participe à un meeting aux côtés d’Angel Pestaña et de José Viadiu. Après le conflit, boycotté par le patronat et recherché par la police, il se réfugie un mois à Saragosse, puis retourne dans la capitale catalane. Fin juin 1918, il participe au congrès de Sants de la Confédération régionale du travail de Catalogne (CRTC) et, au deuxième semestre, il contribue à la mise en place du syndicat unique de l'industrie du cuir. En mars 1919, il est arrêté à l'occasion de la fameuse grève de la Canadiense et conduit à Montjuich. Après sa libération, il retourne à Villena où il adhère à l'Union générale des travailleurs (UGT), la CNT n’y étant pas représentée, et il devient membre du comité exécutif local en 1919 ou 1920. Il préside ainsi un meeting unitaire contre la vie chère. Vers 1921, il écrit sous le pseudonyme « un noi audaz » dans Redención d’Alcoy et fonde à Villena un syndicat affilié à la CNT. Il est alors menacé de mort par un officier de la Garde civile. Sa troisième fille naît cette année-là et mourra sept ans plus tard de maladie. On peut considérer qu’en 1921 l’étape de son essor syndical est close ; Sirvent est désormais un militant anarcho-syndicaliste qui compte.
En pleine période du pistolerismo, il revient à Barcelone et représente le syndicat unique de l’industrie du cuir au sein du comité national de la CNT. En juillet 1922, il participe à la conférence extraordinaire de la CRTC puis, en décembre, à la conférence régionale des groupes anarchistes. Il semble donc qu’entre décembre 1922 et mars 1923 Sirvent ait contribué à la constitution d’une fédération nationale des groupes anarchistes, qui fut l’embryon de la FAI. Début 1923, il est envoyé dans le Levant afin de trouver des fonds pour soutenir la lutte armée contre le Syndicat libre. Il part, ensuite, en tournée nationale pour informer ses compagnons d’un projet d’action révolutionnaire. Au printemps ou au début de l'été 1923, Sirvent remplace le secrétaire national de la CNT Bartolomé Viñas, qui s’était blessé accidentellement avec son arme. Il convoque alors un plenum de fédérations régionales à Valence, début août, qui décide du transfert du secrétariat national à Séville. Il passe donc le relais au nouveau secrétaire, probablement Manuel Adame. En septembre 1923, Sirvent quitte Barcelone pour Villena, puis s’installe à Elda, peut-être au début de l’année suivante ; il y est nommé président du syndicat légal, sans doute affilié à l’UGT. Ne parvenant toujours pas à travailler dans son métier, il devient représentant en livres. C’est alors que le régime de Primo de Rivera le déporte à pied à Motilla del Palancar (Cuenca). Il est ensuite transféré à sa demande à Cuenca et finalement libéré au bout de quatre mois de confinement, début 1925. Un quatrième et dernier enfant, un garçon, naît pendant son absence. Sirvent rejoint ensuite Barcelone, où il est de nouveau arrêté et emprisonné cinq mois durant à la prison Modelo, en 1925 ou 1926. Il mentionne une autre incarcération de deux mois, difficile à dater, en 1926 ou 1927. On peut penser qu’il a participé à la création de la FAI en juillet 1927, mais ce n’est pas certain. Il est ensuite nommé secrétaire de la commission des relations de la FAI et, à ce titre, chargé des discussions avec les hommes politiques et les officiers qui conspirent contre le pouvoir. En 1929, par exemple, Sirvent rencontre Fermín Galán, qui est alors emprisonné à Montjuich. Cette année-là ou la suivante, il subit deux nouvelles incarcérations. Début 1930, il intervient au nom de la CNT et de la FAI dans une grève des métallurgistes à Sagunto et il inaugure le plenum régional des groupes anarchistes du Levant. Le 27 juin, Sirvent, qui était déjà membre du comité péninsulaire de la FAI, devient vice-secrétaire du comité national de la CNT, aux côtés de Progreso Alfarache. Il participe alors à un meeting à Vitoria avec Sebastián Clará et Isaac Puente. Il représente aussi la FAI et la CNT dans les tractations avec les conspirateurs et se rend dans le Levant au nom du comité révolutionnaire. On le retrouve comme délégué du comité national de la CNT au plenum régional du Levant à Valence. Fin septembre 1930, après l’arrestation d’Alfarache, Sirvent assume seul le secrétariat national et fait partie du petit groupe qui fixe la date de l’insurrection générale. Lorsque le comité révolutionnaire le mandate pour rencontrer Ramón Franco à Madrid, il remet le secrétariat de la CNT entre les mains de Francisco Martínez Arín. Après s’être entretenu avec R. Franco, Sirvent est arrêté à Alcázar de San Juan (Ciudad Real), le 10 octobre 1930, sur la route de Valence. Il est emprisonné jusqu’en mars 1931. Après sa libération, il est nommé à la commission des relations de la fédération nationale de l’industrie du cuir. Cependant, en juin 1931, son action de conspiration est désavouée lors de la conférence péninsulaire de la FAI à Madrid et il est écarté de toute responsabilité dans l’organisation anarchiste pendant six mois. Son rôle est aussi durement critiqué pendant le congrès de la CNT.
Ainsi commence une période difficile du point de vue psychologique, bien que ses activités syndicales ne soient pas encore affectées. Sirvent est mandaté par le comité national de la CNT pour participer à un meeting à Valence en faveur des syndiqués emprisonnés, aux côtés de Libertad Ródenas et de Juan Rueda López, mais le groupe anarchiste local lui interdit l’accès à la tribune. En avril 1932, il représente le syndicat du cuir au plenum régional de Catalogne, à Sabadell. Le mois suivant, le comité national l’envoie à Saragosse, avec Bruno Lladó, pour le meeting du 1er mai, et en tournée en Aragon. Suite au meeting, il est emprisonné pendant un mois à Saragosse. Il part, ensuite, en mission aux Baléares. Toutefois, entre 1933 et 1935, Sirvent quitte le syndicat du cuir en raison de l’hostilité de certains membres. Il semble qu’il se retire alors de toute activité militante. Il s’installe à son compte et embauche des ouvriers cordonniers anarchistes, qu’il ne parvient pas à gagner à ses propositions d’organisation du travail. En juillet 1936, il reprend du service pour participer à la mobilisation populaire. Il organise ainsi la distribution des chaussures réquisitionnées dans les magasins de la ville puis, en août ou septembre, il est nommé à la commission de contrôle et d’administration de l’industrie socialisée de la chaussure, aux côtés de Tomás Ruiz Morales. Notons qu’en octobre 1936, il se prononce contre l’exercice de responsabilités politiques par la CNT. Début octobre, il représente le comité national des relations de l’industrie du cuir de la CNT à la conférence nationale des syndicats de l’industrie du cuir et de la chaussure, organisée conjointement par la CNT et l’UGT à Valence. Avec une délégation de Barcelone, il entreprend alors une tournée dans le Levant. En mars 1937, Sirvent démissionne de son poste après six mois d’exercice, en butte aux critiques et en désaccord avec certaines orientations politiques. Plus tard, il quitte Barcelone pour Sabadell, où il travaille dans les ateliers aéronautiques. Il se porte ensuite volontaire pour une mission secrète de montage d’avions de combat à Vilabertran, près de Figuères. En janvier 1939, il essaie, en vain, de passer la frontière à la Jonquère et il doit retourner à Figuères, avant d’être encore envoyé travailler à Olot (Gérone). Ce n’est probablement que début février qu’il pourra franchir la frontière par le col d’Arès et atteindre Prats-de-Mollo dans les Pyrénées-Orientales.
C’est le début d’un exil définitif. Sirvent est d’abord conduit aux camps improvisés d’Arles-sur-Tech et de Saint-Cyprien, où il séjourne treize jours, puis à Agde, dans l’Hérault. Au printemps, il est transféré à Gurs, dans les Pyrénées-Atlantiques, et en décembre 1939 ou janvier 1940, à Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne. Il intègre alors une compagnie de travailleurs étrangers, qui le mène d’abord à Saint-Médard-en-Jalles, dans la Gironde, où il œuvre pendant deux mois à l’agrandissement d’une fabrique de poudres et explosifs, puis à Mimizan, dans les Landes, où il coupe du bois pendant un mois. Il retourne ensuite à Septfonds avant d’être expédié à Argelès-sur-Mer, où il passe l’été 1940. Au début de l’hiver, il intègre un groupement de travailleurs étrangers. Deux mois durant, dans les Pyrénées-Orientales, il va réparer les dégâts causés par les inondations, puis construire une route dans la montagne. Sirvent est ensuite remis aux Allemands et envoyé à Brest, où il travaille pendant un mois et demi au renforcement des digues de la base de sous-marins, probablement pour l’organisation Todt dans un groupement de travailleurs étrangers, avant d’être intégré dans un atelier de cordonnerie. Il est par la suite transféré quinze jours à Cherbourg, puis sur l’île anglo-normande d’Aurigny, où il arrive le 22 février 1942. Après deux ans et demi de camp de travail, il est enfin évacué vers Saint-Malo le 21 juillet 1944 et abandonné quelque part en Bretagne par les Allemands.
Sa liberté retrouvée, Sirvent parvient à gagner Rennes, début septembre, où il reprend contact avec la CNT en cours d’organisation. Fin 1944 ou début 1945, il est membre du comité régional de Bretagne, qu’il représente dans la Junta de Liberación Española. En mars, il dirige Libertad, le bulletin régional du mouvement libertaire espagnol en Bretagne. Début mai 1945, il représente la CNT de Rennes au congrès des fédérations locales du Movimiento Libertario Español-CNT, tenu à Paris. Depuis le 1er avril, il travaille comme serveur dans les cantines d’une base de l’armée américaine. Sirvent quitte Rennes pour Paris fin 1945 ou début 1946, et intègre le groupe anarchiste Los Cosmopolitas. Il participe au congrès de la CNT à Toulouse en octobre 1947, en représentation de Nanterre, Amiens et Nancy. En août 1948, la mort de sa compagne en Espagne affecte durement son moral. Il fréquente le milieu libertaire sans participation active, découragé par les crises internes. En 1949, son fils de 25 ans passe clandestinement la frontière et le rejoint à Paris. La vie commune se poursuit après le mariage du jeune homme en 1951. Dix ans plus tard, Sirvent est frappé d’une hémiplégie ; il entreprend alors d’écrire ses mémoires. Il s’éteint à Orsay en novembre 1968, à l’âge de 78 ans.
Analyse de quelques aspects formels des mémoires
Etant donné la quasi absence de ratures et une certaine qualité stylistique, ces carnets semblent être une version mise au propre par l’auteur, qui lui a donné la forme d’un livre divisé en chapitres respectant la chronologie des événements. Seize chapitres sur vingt concernent l’avant-guerre d’Espagne, période de l’apogée militante de Sirvent. Les deux premiers évoquent l’enfance et l’adolescence (1890-1908) et les quatre suivants (1908-1913) ses amours et sa formation idéologique. C’est au chapitre 7 que commence son militantisme syndical. Les chapitres 17 et 18 concernent son action pendant la guerre d’Espagne. Le chapitre 19 est consacré à l’exil en France : le travail forcé et la déportation, ainsi que la reprise de l’activité militante après la Libération. Enfin, le dernier chapitre honore la mémoire de sa compagne. On remarque la place réduite qu’occupent la période de guerre, mais il est vrai que Sirvent ne fut pas combattant, et la période d’exil, malgré son caractère particulièrement traumatisant jusqu’en 1945. C’est donc bien, comme le titre Memorias de un militante del anarquismo español l’indique, la continuité du militantisme qui prédomine (plus de 12 chapitres sur 20) et non une période singulière, à la différence de nombreux mémoires d’activistes espagnols.
D’après sa famille, Sirvent adolescent se serait offert, avec ses premiers salaires, des cours particuliers pour apprendre à lire et à écrire. Bien que l’orthographe et la syntaxe soient intuitives, la graphie n’est pas maladroite et l’ensemble est, en général, facile et agréable à lire, d’autant que le récit ne manque pas d’humour. Il témoigne d’une capacité narrative proche de l’oralité, qui privilégie le dialogue au style direct. L’auteur s’exprime principalement à la première personne du singulier, mais il utilise aussi, parfois, la première du pluriel et la troisième du singulier, comme l’atteste le paragraphe initial :
Elda, donde nació Manuel Sirvent, hijo de padres campesinos, el 16 de noviembre de 1890, es un pueblo agrícola. Unos años antes nacía la industria del calzado. Ya veremos más adelante de qué forma se desarrolló dicha industria, siendo actualmente la plaza que más calzado produce en España, pero dejemos esto para mayor oportunidad.
Sirvent établit immédiatement une distance entre le narrateur et son personnage, ainsi qu’un dialogue avec ses lecteurs. La distance sera maintenue tout au long du récit, y compris à la première personne du singulier, sous la forme d’une expression de l’affect réduite au minimum. Les destinataires, quant à eux, sont directement interpellés dès le deuxième paragraphe : Ya podéis suponer lo que debíamos de comer cinco personas. Sirvent s’érige donc en auteur et garde conscience de ce statut tout au long du récit. La première personne du singulier apparaît d’abord de manière indirecte à travers un adjectif possessif (mi padre), avant de s’imposer finalement au troisième paragraphe comme sujet. Ces hésitations ou cette confusion dans l’énonciation, au delà de la simple maladresse dans un exercice inhabituel, peuvent être lues comme un symptôme du manque de légitimité sociale de la prise de parole à l’écrit des gens du peuple. Encore ne faut-il pas négliger le fait que le « je » du militant doive aussi s’affranchir de l’autorité du « nous » du groupe qui, tout libertaire qu’il soit, soumet l’individu à ses propres règles discursives en déterminant la légitimité des comportements. La troisième personne du singulier, celle de la narration historique, revient parasiter l’homogénéité de l’expression au chapitre 4, comme pour signaler involontairement combien est grande la distance qui nous sépare du passé et improbable le succès de l’entreprise autobiographique. A la fin du chapitre 13 et au début du chapitre 14, ce phénomène entretient une relation avec les critiques adressées à l’auteur par ses compagnons. On peut donc y voir une distanciation du sujet de l’énonciation par rapport au personnage mis en cause, qui vise à neutraliser l’expression de sentiments personnels tels que la colère ou l’émotion. Le procédé est réutilisé au chapitre 15, lorsque Sirvent dévoile au lecteur qu’il a été désavoué et qu’il a fait l’objet d’une sanction :
En estas circunstancias, tuvieron lugar en Madrid, los congresos de la C.N.T. y de la F.A.I. [junio de 1931]. En este último, se discutió la actuación en la conspiración de un representante de la organización que se había relacionado constantemente con diferentes políticos, actuación que fue enjuiciada profundamente. El final fue condenar a dicho delegado a no tener cargos en la F.A.I. durante seis meses.
Ailleurs dans le même chapitre, l’utilisation de la troisième personne correspond bien au genre historique auquel aspirent les mémoires :
El tercer turno le tocó al compañero Sirvent en representación de la Confederación Nacional del Trabajo […]
- Hoy venimos a hacer una exposición […]
Ce « il », prolongé par un « nous » semble servir la modestie du propos en élevant le sujet collectif au rang d’acteur principal. Cependant, l’autocensure du Moi n’est pas totale puisque Sirvent conclut son énoncé par la phrase : Puse final a mi discurso, haciendo una brillante disertación sobre el anarcosindicalismo. La manifestation de l’ego est repérable également lorsque l’auteur raconte sa vie dans le camp de travail de l’île d’Aurigny. La première personne du singulier et le pronom yo prédominent :
[…] adquirí la fama de ser uno de los mejores trabajadores de la zapatería. […] Cuando finalicé los zapatos, fue admiración de todos los obreros del taller, pues ninguno del taller era capaz de hacerlos. […] yo estaba considerado como el mejor de los zapateros […] Verdaderamente, pasaron por el taller diferentes nacionalidades: alemanes, judíos, rusos, polacos, noruegos, españoles y otras más nacionalidades. Y modestia aparte, nadie pudo llegar donde yo llegué.
Le fait que cet épanchement intervient à la fin du récit (chap. 19) laisse penser qu’il s’est produit un relâchement de l’autocensure, un glissement progressif des mémoires vers l’autobiographie. Il convient aussi de le situer dans le contexte des camps, où l’homme est privé de sa dignité et réduit au statut d’esclave. Affirmer son Moi a posteriori devient alors une forme de reconquête de son identité, dans un rapport fluide entre le temps de l’écriture et celui du récit. A l’inverse, au chapitre 11, « je » et « nous » se confondent au point d’induire le lecteur en erreur, sans volonté de tromper. L’emploi de la première personne du pluriel donne l’illusion que l’auteur a lui-même participé aux faits relatés, mais qu’il évite de valoriser sa personne ; or, nos recherches montrent que Sirvent ne faisait pas partie du groupe en question :
En estos intermedios, fui nombrado delegado por toda la región levantina con la misión de recabar medios económicos con el fin de proseguir la lucha. Al mismo tiempo, conspirábamos contra la persona del funesto gobernador de Barcelona. [...] No obstante, un grupo se dispuso a hacer algo contra la persona de Martínez Anido. [...] La policía bien instruida y preparada rompió el fuego contra nosotros. Fue en este momento cuando nos dimos cuenta de que Pellejero no era más que un confidente al servicio de Martínez Anido y en aquel mismo momento se le hizo justicia. A consecuencias de los disparos perdimos a dos compañeros y nosotros dejamos a dos policías tendidos sobre el pavimento.
Son nosotros n’intègre plus le yo elliptique du témoin-narrateur que d’une manière ténue, réduite à l’appartenance à un même mouvement. Mais, ce faisant, il marque le triomphe de la mémoire collective sur le souvenir individuel. Dans cette osmose entre l’individu et le groupe, l’idéologie commune apparaît comme un marqueur identitaire puissant. Il devient alors difficile de faire la part dans le récit, mais peut-être aussi dans la mémoire de l’auteur, entre ce qui a été vécu personnellement et le reste.
Toujours sur le plan formel, on remarque le choix, constant dans les mémoires de Sirvent, d’une mise en scène conférant un effet de réel par le biais du dialogue au style direct. Les œuvres de fiction, romanesques ou dramatiques, inspirent probablement davantage l’auteur que les mémoires classiques ou les biographies. On sait, d’ailleurs, que romans et nouvelles furent abondamment produits et diffusés à des fins d’éducation et de propagande dans le milieu anarchiste. Certains passages peuvent aussi rappeler le roman picaresque ou le Quichotte, œuvres auxquelles Sirvent fait référence. La partie du chapitre 12 qui relate le chemin parcouru à pied jusqu’au lieu de son confinement en 1924 est ainsi constituée d’une série de tableaux où Sirvent dialogue avec les personnes qu’il rencontre. Une petite morale se dégage de chaque échange, peut-être sur le modèle évangélique, l’auteur ne craignant pas de recourir à la parabole. Cependant, Sirvent n’a aucune prétention littéraire et il sacrifie, en concluant le premier chapitre, au lieu commun des autobiographies populaires que sont les excuses pour l’inaptitude à l’écriture, stigmate d’une infériorité sociale caractérisée par l’absence d’instruction. Il se pose d’emblée comme un homme d’action autodidacte, bien éloigné de la figure de l’intellectuel, fût-il prolétaire : Ruego al que tenga ocasión de leer estas memorias disculpe la falta literaria de las mismas, ya que jamás fui a la escuela ni mucho menos a la universidad. Pues éstas fueron para mí la calle y el trabajo. C’est un peu plus haut, au huitième paragraphe de ce chapitre introductif, qu’est scellé le « pacte autobiographique » par lequel l’homme et le militant justifient l’entreprise et entendent dissiper toute équivoque. La crainte que cette écriture de soi puisse être mal interprétée est rendue manifeste par les dénégations initiales. Elles rendent compte, indirectement, tant du contrôle exercé par le milieu idéologique sur l’individu, que du caractère de transgression de classe de l’acte autobiographique lui-même. On pourrait, ainsi, détourner une phrase de Sirvent en la complétant par le mot « auteur » : Ante todo, debo pediros nos dispenséis el atrevimiento de habernos tomado la libertad de erigirnos en autor. En effet, les mémoires sont historiquement aristocratiques et l’autobiographie relève plutôt du narcissisme bourgeois avant 1970. Habilement, et en toute sincérité, Sirvent trouve un argument inattaquable, de nature sociale autant que morale : le devoir de transmission aux générations futures pour leur édification. Cela démontre sa conscience de la supériorité de l’écrit, qui fait histoire, par rapport à l’oral et à la fragilité de la mémoire, mais aussi le besoin d’ancrer la dimension individuelle à la geste collective, seule et unique source de légitimité :
No es mi propósito al escribir estas memorias pasar factura de lo que haya podido hacer por las ideas ni mucho menos presumir, ni que se haga edición de dichos recordatorios. Únicamente me guía el interés de dejar algo escrito durante mi existencia en el desarrollo de mi larga vida, para que mis hijos sepan en qué ocupó el tiempo el autor de sus días y cojan de ello lo que más en relación esté con sus sentimientos, pudiendo hacer el uso que más conveniente crean con arreglo a sus sentimientos, y para que no se alejen de la moral de estas memorias. Igualmente extiendo estas palabras a los compañeros que tuvieran ocasión de leer esta obra, si es que puede llamarse obra.
Creo cumplir con un deber al escribir las presentes memorias, ya que varias veces me he lamentado de que mis padres no hubiesen hecho lo mismo, dejándome así en la más profunda ignorancia de mis antepasados y más aún de mis abuelos y más todavía de mis padres, que escasamente he podido conocer la vida de los autores de mis días.
Raconter sa vie pour surmonter une généalogie fragmentaire et combattre l’amnésie sociale du prolétaire, relégué hors de l’histoire dans des limbes identitaires. Pas pour se glorifier et se singulariser, puisqu’il s’agit d’une vie de militant parmi d’autres, icone exemplaire du destin collectif, selon le titre des mémoires. Peut-être, mais gardons-nous d’évacuer totalement l’intention autobiographique pure. Car Sirvent écrit aussi pour se disculper, tant aux yeux de ses enfants, qui ont dû souffrir de son engagement, qu’à ceux de ses compagnons de lutte. Nous y reviendrons.
Comme on a pu le vérifier, la complexité de l’énonciation révèle les tensions internes au discours, qui hésite entre autobiographie et histoire, investissement émotionnel et distanciation protectrice. C’est le signe d’un processus conflictuel d’émancipation de l’individu vis-à-vis du groupe politique et social qui l’a surdéterminé sa vie durant. Processus paradoxal aussi puisqu’il se présente sous les traits d’une profession de foi idéologique, occasion d’une ultime communion dans l’utopie destinée à la sauver de l’oubli.
L’environnement social et politique évoqué dans les mémoires de Sirvent
L’auteur commence le premier chapitre par une présentation socio-économique sommaire de sa région d’origine à la fin du XIXe siècle, en mettant l’accent sur le labeur d’une population gaie et non conservatrice, comme s’il était lui-même le produit d’une sorte de déterminisme géographique. Dès le début, l’évocation de sa famille permet d’expliciter les rapports de classes et de dénoncer l’exploitation économique, qui justifient par avance l’engagement militant :
Si esto era inicuo, tanto o más lo eran las condiciones del trabajo. En efecto, mi padre, como ya hemos dicho, era campesino y, en aquella época, no existía horario. El horario era de sol a sol, tanto en invierno como en verano, y el salario máximo era de una peseta. De familia, éramos tres hermanos y los padres. Ya podéis suponer lo que debíamos de comer cinco personas: escasamente pan, y pan de la época - ¡de centeno! - es decir negro y no todo el que queríamos comer, sino el que podíamos y aún gracias al amo, como había entonces costumbre de mencionar.
Mi pobre madre era lavandera, la que se cuidaba de quitar la porquería de las ropas de los señores y señoritos. Todo el día se te lo pasaba lavando en el río a la intemperie, hiciera frío o calor. Ya podéis suponer el jornal que podía ganar. Creo no debía de ganar más de sesenta céntimos por día.
Sirvent se souvient aussi des grands événements vécus au niveau local sur le mode de la liesse populaire : la défaite de 1898, l’électrification d’Elda avant 1900 et le changement de siècle. Là non plus ces descriptions ne sont pas toujours gratuites. La première permet au mémorialiste de mettre en accusation la classe politique espagnole et de faire une première référence à l’action justicière des anarchistes :
Seis meses pasaron y terminó la guerra; era en el 1898. Hubo fiestas en todos los pueblos de España, echando a vuelo todas las campanas. Hubo gran alegría, menos para las 300.000 madres cuyos hijos quedaron enterrados en tierras de Cuba y otros lugares del nuevo continente. El causante de estas víctimas reside en Cánovas del Castillo, al que tiempo más tarde le hizo justicia el italiano Angiolillo.
Dès le chapitre 2, les mémoires sont ainsi placés sous le signe du combat libertaire contre les trois pouvoirs politique, économique et religieux, censé inaugurer une ère nouvelle de justice sociale :
Llegó el día del siglo XX. Todos los pueblos despedimos al siglo XIX, unos con alegría, otros con tristeza. Los de tristeza por fenecer un siglo que tanto bienestar les había proporcionado, y los de alegría por haber presenciado el entierro de un siglo que tanto hambre y miseria les había proporcionado, amén de la inicua explotación y tiranía que habían tenido que soportar de parte de gobernantes, de la religión y de los adinerados que explotaban inicuamente al trabajador.
Cependant, le constat du militant parvenu à la fin de sa vie ne peut être réprimé. L’aurore attendue ne s’est pas levée : ¿Qué suerte nos tenía reservado este siglo? Por mi parte, tengo que decir que sigo amarrado al yunque de la explotación y de la tiranía. Les mémoires évaluent le présent à l’aune des espoirs du passé, tout en décrivant le passé au travers du prisme déformant du présent. Les rapports temporels sont des aspects essentiels de leur structure signifiante.
Sirvent disqualifie l’école dès le deuxième paragraphe de ses mémoires : La educación era escasísima, ya que se carecía de escuelas y las pocas que existían, más que centros de enseñanza, eran centros de tortura. Los profesores tenían la creencia del adagio español: ¡la letra con sangre entra! Plus loin, dans le deuxième chapitre, il s’attache à montrer les carences d’une éducation fondée sur la violence en se remémorant une punition que lui infligea le maître d’école. Il impute donc à la société la responsabilité de l’échec de sa scolarité. Le récit commence ainsi :
Apenas contaba siete años cuando fui a la escuela. No me gustaba asistir a ella, no por el estudio sino por los crueles y constantes castigos que, por parte del profesor, recibíamos los alumnos. Yo, por mi parte, era algo rebelde, pero no hasta el extremo de considerarme candidato a los castigos continuos.
La référence à son indiscipline participe d’une stratégie discursive tendant à présenter son évolution idéologique comme naturelle. Le rappel du passé lointain acquiert alors une fonction de prédétermination. Par exemple, l’auteur évoque un jeu qui trahit le placage des idées de l’adulte sur l’état d’esprit de l’enfant, autrement dit un travail d’interprétation du passé : [...] los chicos jugábamos a guerrear. Palos o piedras formaban nuestro armamento y los combatientes representaban a Moros contra Cristianos. Yo pertenecía siempre a los Moros y nunca quería aceptar grado alguno, me gustaba más ser soldado raso. Sirvent ne sera scolarisé que quelques semaines, préférant entrer en apprentissage chez un cordonnier pour dix centimes hebdomadaires.
Ayant pris conscience de son exploitation, il décide sept ans plus tard d’exercer à son domicile, où il parfait sa formation jusqu’à dix-huit ans. Sirvent donne alors des détails sur ses conditions de travail lorsqu’il était adolescent :
[...] a los catorce años, sabía poca cosa del oficio. A esta edad, yo construía zapatos de la más baja clase por cuenta de mi maestro y, además de la construcción, tenía que ayudarle en sus trabajos. Él sacaba un beneficio de siete pesetas semanales y sólo me daba tres. La explotación era inicua pues no había tope de horas de trabajo; se trabajaba hasta las diez o las doce de la noche y muchos días empezábamos a las cinco o las seis de la mañana.
Son récit met en évidence que l’arbitraire patronal était la règle, mais que les ouvriers qui avaient du tempérament ne se laissaient pas faire et changeaient souvent d’employeur ; l’anecdote trace en creux le tempérament combatif de l’auteur :
Una de las leyes establecidas era que, cuando te decían que un trabajo era de embarque, tenías que presentarlo al día siguiente antes de las cuatro de la tarde. De no hacerlo así, te castigaban a ocho días sin trabajo. Como no cumplí este requisito, el encargado me dijo que quedaba ocho días sin trabajo. Le contesté que no aceptaba esa arbitraria imposición y que, en consecuencia, me preparara la cuenta para marcharme para siempre. Me respondió que, de todas maneras, tendría que esperar el cobro. Sostuvimos entonces una violenta discusión y, por fin, me dieron mi cuenta.
Son métier ne sera plus guère évoqué par la suite, Sirvent n’en faisant pas un thème central. Il est pourtant confronté à des difficultés professionnelles qui résultent de son activité militante. Dans sa ville natale, il est inscrit sur la liste noire dès 1913 et, deux ans plus tard, il ne parvient toujours pas à y retrouver du travail.
Ses mémoires fournissent aussi des indications sur les usages socioculturels et les conséquences de leur transgression. Par exemple, en 1913, pour rendre publique l’union du couple librement constitué, celui-ci s’affiche bras dessus, bras dessous :
Después de dar un beso a su madre y hermanos, salimos cogidos del brazo y dimos un paseo por el pueblo. [...] Al día siguiente, nos levantamos tempranito, desayunamos y nos pusimos nuestros mejores vestidos y cogidos del brazo como dos verdaderos enamorados nos fuimos al mercado a hacer la compra para el día.
No era costumbre entre los trabajadores cogerse del brazo por enamorados que éstos estuvieran, por lo que llamábamos la atención de los curiosos. Así empezó nuestra nueva vida.
Scandalisé, un oncle de sa compagne propose de l’argent au jeune couple en échange du mariage. Evidemment, Sirvent refuse, l’intransigeance étant un trait de caractère qui domine dans les mémoires. Toutefois, il remet à sa bien aimée Dolores le montant de la vente d’une propriété, ce qui peut être interprété comme un gage du sérieux et de l’honorabilité de ses intentions. Le cinquième chapitre décrit sommairement, et non sans quelque exagération, les obsèques civiles de la mère de l’auteur en 1912, la curiosité du village et l’embarras des autorités qui, après avoir autorisé l’acte, tentèrent de l’empêcher. Sirvent avait alors sollicité le soutien des républicains fédéralistes, dont les anarchistes se sentaient proches. La place de chaque groupe politique dans la procession indique peut-être son importance locale :
Se acercaba la hora y empezamos a organizar la comitiva de la siguiente forma: como presidencia, los antiguos republicanos federalistas, siguiéndoles los demás republicanos de diferentes tendencias, después los anarquistas y a continuación los socialistas y un gran número incoloro. Hay que tener en cuenta que el féretro partió de un extremo del pueblo, pudiendo así atravesarlo todo. Asistieron miles y miles de personas. Manifestación igual no se había conocido.
Outre les pressions familiales, le non respect des coutumes entraîne des représailles sociales telles que le renvoi de Dolores, qui travaille comme domestique, et le boycott patronal contre Sirvent. Celui-ci écrit pourtant avec philosophie : Estos actos despiertan el letargo en que viven los seres ignorantes y oscuros a las ciencias del problema de la vida. Cette remarque dénote bien le positivisme des conceptions anarchistes de la vie sociale et l’importance de l’exemplarité. Comme on peut s’y attendre, le cercle des amitiés idéologiques constitue un noyau social alternatif. Pour permettre l’hospitalisation de sa mère, l’auteur fait appel à la solidarité de ses compagnons anarchistes, qui organisent immédiatement une souscription, et non à sa propre famille.
La question de la religion, présente dès le début des mémoires, mérite une attention particulière. Alors que ses grands-parents paternels étaient catholiques pratiquants, Sirvent décrit ses parents comme non croyants, signe peut-être d’une déchristianisation progressive du monde rural :
Mis padres no eran católicos ni dejaban de serlo, pero seguían las costumbres. A mi padre en particular, nunca le vi que fuera a la iglesia ni siquiera en los días de la fiesta mayor del pueblo. Recuerdo que si, alguna vez, le preguntaban si quería a los curas, contestaba que sí, a condición que lo tuvieran cortado. A mi madre, escasamente la vi en la parroquia. A nosotros, jamás nos dijeron que fuéramos a ella, ni siquiera a confesarnos, ni mucho menos a hacer la comunión.
Ce thème suscite une vulgarité – exceptionnelle chez l’auteur –, qui témoigne d’une tension socioculturelle extrême autour du catholicisme, bien au delà de la vieille tradition anticléricale populaire, et renvoie aux violences de la guerre civile, dont la Semaine tragique de Barcelone avait donné un avant-goût. Lorsque sa mère est hospitalisée à Valence, Sirvent lui fait dire : Quiero marcharme a casa, no quiero estar más con estas p... de monjas. Prefiero morirme en casa antes que permanecer con esta mala gente. Le référent sexuel en arrière plan des attaques contre la religion relève d’une volonté sacrilège et d’un mépris viscéral. Après l’enterrement civil de la mère de Sirvent, un prêtre pousse la famille à le poursuivre en justice ; acculé, l’auteur n’hésite pas à le menacer de mort. L’hypocrisie d’un clergé qui exploite l’ignorance du peuple, qui prêche une morale qu’il est le premier à bafouer et dont il exempte les puissants, est au cœur du discours de Sirvent, calqué sur le topique de la trahison de l’Evangile. Il dénonce longuement, en s’appuyant sur ses connaissances historiques, la crueldad interesada y bárbara de la Iglesia, ce pilier moral de l’ordre inique, et exprime sa confiance en une éducation rationnelle pour transformer la société : La moralidad no está en relación directa con la fe religiosa, sino con la mayor o menor civilización de los pueblos. En lugar, pues, de amenazar a los hombres con castigos, tan imaginarios como inútiles, y de embrutecerlos con supersticiones, eduquémoslos. Le discours antireligieux qu’il tient à sa future compagne pour la dissuader d’entrer dans les ordres anticipe l’évolution idéologique de l’auteur, comme auparavant le récit d’enfance, et lui confère un caractère inné :
Es verdad, soy ateo. No creo en nada de religión aunque no he estudiado nada de esa materia, pero instintivamente creo que todo es falso en cuestión religiosa como es tiranía toda clase de autoridad y gobierno, y toda clase de capitalistas. A todos los detesto aunque no entiendo nada de política.
A mi chemin entre l’ironie et l’humour, l’argumentation faussement naïve, qui porte sur l’irrationalité du catholicisme, laisse le lecteur assez perplexe. Le texte devient cocasse et se rapproche du pamphlet burlesque : Según se dice, Dios está en el cielo, ¿no es verdad? Pues creo que tú tendrás que subir o que él tendrá que bajar. Hay que tener en cuenta que, de la tierra al cielo, hay unos cuantos millones de kilómetros, y dime ¿con qué aparato realizaréis el viaje?
Peu de loisirs sont évoqués dans les mémoires de Sirvent. L’influence hygiéniste sur le mouvement anarchiste apparaît à travers les promenades dominicales à la campagne, auxquelles l’initient ses compagnons dès 1910 ; après son union avec Dolores, il écrit : Casi diariamente, salíamos al campo con nuestra merienda a gozar de la naturaleza. On la trouve également dans son antialcoolisme, perceptible lors d’un épisode où il relate qu’il détourne un jeune homme de tan terrible vicio. D’autre part, le théâtre et le cinéma semblent avoir été les principaux loisirs de sa vie urbaine : Tenía pues dos días por semana para salir con mi compañera al cine o al teatro, cosa que a ella le gustaba mucho.
Evidemment, le contexte politique induit un certain nombre de commentaires dans les mémoires de Sirvent. Les attaques contre la monarchie et la dictature sont récurrentes, mais elles paraissent moins insistantes que les critiques contre les républicains (notamment Lerroux et Azaña), accusés de poursuivre la politique répressive de l’ancien régime et de trahir les espoirs populaires : Puede decirse que la República no pudo ni podía resolver los conflictos entre el capital y el trabajo, ya que el gobierno tenía que cumplir la misión por la que fue creado, esto es: defender los intereses privados de la burguesía. Sirvent valorise une république fédérale et sociale proche de l’idéal anarchiste, celle de Pi y Margall en somme. Quant aux communistes, ils sont quasiment absents des mémoires où ce terme n’a que deux occurrences, dont la plus remarquable est : nuestros enemigos, los comunistas. Notons qu’elle apparaît après la défaite, dans le contexte des camps de l’exil.
Contrairement à beaucoup de réfugiés, le mémorialiste ne se dit pas surpris par les conditions d’accueil en France. Cependant, pour marquer son indignation, il adopte un ton sarcastique lorsqu’il évoque la malhonnêteté des gendarmes et le dénuement total des Espagnols :
Llegamos a nuestro lugar de hospedaje. Éste era con todo confort, pues se componía de una gran explanada completamente húmeda, ya que la inundaba un pequeño riachuelo cercano. La noche estaba bastante fresca, más bien fría. Nuestras camas eran confortables, es decir sólidas, ya que eran naturales, construidas en plena tierra. Nuestra manta era la brisa que nos brindaba la naturaleza.
Sirvent raconte aussi sa vie dans les camps de travail, notamment à Aurigny. La faim, l’absence d’hygiène, les mauvais traitements et la cruauté des nazis en sont les thèmes récurrents.
Comme on a pu le constater, les descriptions sont fréquemment mises au service d’une stratégie discursive identifiable, mais cela n’empêche pas une approche du texte du point de vue de l’histoire sociale, notamment.
Le militant
Sirvent nous donne à voir les facteurs qui le conduisent vers l’engagement idéologique : la rencontre avec des militants socialistes decentes y honrados, la fréquentation du centro obrero et la lecture du journal El Socialista. Cela se passe à Almansa, à une soixantaine de kilomètres d’Elda, en 1909, alors qu’il n’a pas encore vingt ans. Il décrit une adhésion naturelle et immédiate : Esta palabra [socialista], la desconocía pero, no obstante, no me sentaron mal las ideas socialistas, ya que mi temperamento y mi manera de ser eran adecuados. Mais il valorise, de manière indirecte et subtile, son intelligence et sa réceptivité aux idées de progrès social : […] lo que leía se me asimilaba bastante. Le chapitre 4 relate ses premières armes comme militant, notamment la création d’une section socialiste à Elda le 25 octobre 1909.
Alors qu’il fait du prosélytisme politique, Sirvent rencontre un anarchiste et se montre ouvert au débat : Yo soy un espíritu inquieto que ama la libertad. Si mañana viera otras ideas de más libertad, me acogería a ellas. C’est pour lui la première occasion de présenter ses convictions libertaires, mises dans la bouche de son interlocuteur. Les anarchistes, qu’il va dès lors rencontrer régulièrement, lui font lire des brochures de E. Malatesta (Entre campesinos et En el café), P. Gori (La Anarquía ante los tribunales), S. Faure (El Dolor universal) et le journal Tierra y Libertad. C’est la révélation : Ni que decir tiene que, con aquella lectura, experimenté en mi mente como si me hubiesen dado una inyección para ver más claro la vida de los seres humanos. Plus loin, le mémorialiste cite aussi, sans préciser les auteurs : La Religión al alcance de todos de R. H. de Ibarreta, Abajo las armas de B. von Kinsky, Las Ruinas de Palmira de Volney et La Conquista del Pan de P. Kropotkine. Son éducation idéologique se construit au fil des lectures et des échanges qui s’en suivent. Sirvent fait de l’autodidaxie un aspect d’autant plus fondamental de sa vie que « l’étude » développe la conscience révolutionnaire :
Sobre todo, empleaba muchas horas en estudiar. Mi obsesión era leer todo cuanto pudiera. Noche y día, me ocupaba de instruirme. Cuanto más mejor, pues tenía unos 150 volúmenes de ciencia, arte, literatura, filosofía y sociología. Estas dos últimas son las que más estudiaba, pues esta clase de estudio era la que más me llamaba la atención, ya que me ponía con más claridad la mala organización social.
Sirvent se dépeint toujours comme un militant très actif et enthousiaste. Il explique comment il fait de la propagande : Discutía en la vía pública, en el café y las tabernas, es decir en todos los lugares donde hay trabajadores, para propagar las ideas, porque en todas partes ha de encontrarse el anarquista, et ne se prive pas de valoriser ses résultats : Dado a mi actividad de exteriorizador de las ideas, poco tiempo después éramos 16 los que componíamos dicho grupo. Entièrement dévoué à la cause, il n’hésite pas à se « sacrifier » sur l’autel de l’intérêt collectif : La reunión pidió encarecidamente mi sacrificio, ya que era más conveniente que no fuera la Federación anarquista catalana la responsable. Opté por sacrificarme, si es que eso puede llamarse sacrificio. En revanche, l’autocritique est absente des mémoires de Sirvent en tant que telle, bien qu’on y trouve le regard réflexif du militant sur ses pratiques. Ainsi, la seule fois où il expose une erreur de stratégie, il en fait un moyen détourné de montrer ses qualités intrinsèques d’initiative et d’analyse :
[...] ejercía un cargo en la Sociedad de zapateros y podía observar que era raquítica en lo que respectaba al número. Yo pensé que había que hacer algo para engrandecerla, tanto en número como en capacidad. Procuré hacer toda propaganda en los talleres en donde trabajaba, por medio de prensa y folletos. Pude lograr algunos adeptos pero no era lo suficiente, por lo menos con arreglo a mis deseos. Entonces, procuré adictos entre los obreros para hacer demandas de salarios. Así logré en poco tiempo aumentar el ingreso a nuestra sociedad en unos cien obreros, pero esto me costó mucho trabajo y peligros. Pues en poco tiempo hice unas diez huelgas y casi todas ellas fueron triunfos. Más tarde me di cuenta que, de los cien ingresos que había proporcionado a la Sociedad, solamente quedaban veinticinco. Ya que esto no parecía muy práctico, había que cambiar de táctica y pensar en otro procedimiento de mayor utilidad.
Tous ces commentaires témoignent, par ailleurs, d’un besoin de justification, sur lequel nous ne manquerons pas de revenir. Afin de gagner des adhérents, l’auteur organise une grève de trois semaines des cordonniers de Barcelone fin 1917 ou début 1918. C’est la seule fois qu’il donne des précisions sur les revendications, ce qui suggère que son engagement syndical est avant tout de nature idéologique :
En la demanda, pedíamos el quince por ciento de aumento, la jornada de ocho horas y el reconocimiento del sindicato. En una de las entrevistas, la patronal nos concedía el diez por ciento y el reconocimiento del sindicato. Por fin, tuvimos que aceptar las condiciones de la patronal, ya que la huelga se desmoronaba.
Par ailleurs, Sirvent souligne plusieurs fois son intégrité morale en montrant, par exemple, qu’il est incorruptible ; on peut en déduire a contrario que les « trahisons » devaient être fréquentes. Au chapitre 15, il refuse un poste d’inspecteur du Port franc de Barcelone et répond sans équivoque à son interlocuteur : […] quiero conservar mi limpia conciencia […] Yo siempre he vivido de mi trabajo, es decir de zapatero, y pienso hacerlo hasta que me muera. Cette réplique grave dans le marbre de la postérité une image de fierté et de dignité prolétaire tout en stigmatisant sans les nommer ceux qui eurent la faiblesse de céder aux tentations. En ce sens, elle s’inscrit dans une toile de fond polémique.
C’est en été 1911 qu’a lieu sa première convocation devant le juge, suite à une grève générale révolutionnaire. Alors qu’on pourrait s’attendre à la description d’un moment d’angoisse, le récit met en exergue la prudence du jeune militant qui ne se laisse pas impressionner malgré son manque d’expérience. On mesure alors la part de construction de l’image de soi dans les mémoires, qui les éloigne toujours de l’expérience réelle. En fait, l’expression de la peur est rare chez Sirvent, dont le propos n’est pas d’évoquer ses sentiments. Elle est plutôt associée à des événements sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle : […] los bombardeos menudeaban en Barcelona. Yo, por mi parte, tenía mucho miedo a éstos. Le caractère violent du contexte sociopolitique de l’époque est cependant manifeste et on comprend vite que Sirvent n’est pas tolstoïen. Par exemple, il raconte de manière humoristique une altercation entre anarchistes et partisans d’Alexandre Lerroux, qui illustre l’ambiance des campagnes politiques en province vers 1910 :
Cuando [Lerroux] descendió del tren, empezamos a repartir dicho manifiesto. Hubo bastantes bofetadas por ambas partes. [...] El mitin se terminó cantando el himno de Riego. Entonces los anarquistas cantamos "Los hijos del pueblo". Esto ocasionó una batalla campal a palos, terminando el mitin sin que faltaran los enérgicos comentarios.
On apprend incidemment, à l’occasion d’une dispute familiale, que Sirvent possède une arme de poing et on constate plus loin dans le récit qu’il ne craint pas d’en faire usage. Durant la grève générale insurrectionnelle d’août 1917, par exemple, Sirvent se bat sur les barricades de Barcelone. Il donne de lui une image d’homme courageux mais néanmoins pondéré.
En accord avec la position de la FAI, l’auteur conçoit clairement le rôle des anarchistes comme une avant-garde qui doit « orienter » le mouvement ouvrier : [...] es un deber de todo anarquista orientar a las masas obreras bajo las aspiraciones anarquistas. Indiscutiblemente es ése el procedimiento de más eficacia para poner en nivel de conciencia al trabajador. Un passage du chapitre 9 précise l’opinion de Sirvent sur la relation entre anarchisme et syndicalisme et le rapport aux masses :
Me interesaban un tanto las organizaciones obreras, no porque yo fuera sindicalista sino porque consideraba que las organizaciones obreras eran la escuela del anarquismo. Creía y sigo creyendo que había que conducir a los obreros hacia la anarquía antes que al sindicalismo. Todo el interés mío era crear individualidades conscientes, ya que una de éstas valía por mil de la masa amorfa. La masa amorfa está en la organización para adquirir algo más, para llenar su estómago y después se marcha, para volver más tarde cuando su estómago se lo demanda. Por eso, la organización obrera unas épocas está pujante y otras en decadencia. Es que en el cerebro de las masas, no hay más que el cálculo de Sancho Panza, de que nos habla el Quijote.
Il se montre donc partisan des minorités révolutionnaires exemplaires et contre la neutralité idéologique du syndicat, qui porte au réformisme. Ainsi, vers 1921, à Barcelone, cherche-t-il à faire prévaloir, dans le recrutement de nouveaux adhérents au syndicat unique de l’industrie du cuir, l’adhésion à l’idéal anarchiste sur l’intérêt matériel des revendications professionnelles :
En efecto, había experimentado durante algún tiempo el procedimiento empleado para fomentar nuestra organización por medio de las exigencias. Éste había dado malos y funestos resultados, por lo cual entendía que había que cambiar de procedimiento. Entendía que el cambio de proceder, para llevar a cabo una potente organización y que sea eficaz, debía hacerse a base de voluntades. De esta forma, tendríamos creada una organización potente, capaz de arrollar a esta sociedad caduca y de implantar nuestras ideas, es decir el comunismo libertario.
Sirvent mentionne également une réunion des groupes anarchistes de Barcelone, en 1916 ou 1917, ayant pour objet de déterminer l’attitude à adopter vis-à-vis du syndicalisme dans une période de forte tension pré-révolutionnaire, ce qui montre leur position encore ambiguë à l’époque quant au mouvement ouvrier :
El acuerdo fue de intervenir en ella [la organización obrera] para encauzarla y orientarla bajo el punto de vista anarquista y con respecto al movimiento revolucionario que se preparaba. Se decidió celebrar un pleno nacional anarquista para discutir estos problemas y para adoptar una posición ante los hechos señalados.
Sirvent est alors nommé à la commission présidée par Tomás Herreros et chargée d'organiser cette réunion nationale. D’autre part, le chapitre 13 offre un exemple de la trabazón, autrement dit de l'interpénétration de la FAI et de la CNT, décidée en 1927 par la première et avalisée par la seconde en janvier 1928. Théoriquement, elle organisait la collaboration fraternelle entre les deux organisations, dans le respect de l’indépendance de chacune, en permettant aux militants de la FAI d’entrer dans certains comités de la CNT et inversement. Sirvent, au nom des anarchistes, consulte la confédération début 1930 au sujet d’une grève des métallurgistes de Sagunto :
Seguí exponiendo al compañero del Comité Nacional [Pedro Massoni] la necesidad de mandar un compañero para orientar la huelga y redactar un manifiesto que la alentara, ya que los compañeros afectados lo habían solicitado.
- Nosotros no podemos desplazarnos y, en este caso, podéis hacerlo vosotros e igualmente redactar el manifiesto. Los gastos corren por nuestra cuenta.
- ¿La orientación y las gestiones que hubiesen lugar las podemos hacer en vuestro nombre?
- Os damos autorización para realizarlas, me dijo.
Plus loin, la volonté de la FAI de contrôler la CNT apparaît clairement : En estas circunstancias, el Comité Nacional de la C.N.T. no actuaba con satisfacción de los grupos anarquistas, por lo que tuvimos que movilizarnos para darle otro rumbo. […] Por fin, se determinó el convocar a una reunión de militantes para dar nuevo cauce a la C.N.T. Lors de cette réunion de décembre 1929, Juan Peiró, soutenu par la FAI, critiqua durement la gestion d’Angel Pestaña. Les mémoires de Sirvent illustrent l’engagement progressif des anarchistes dans la CNT, prôné à partir de l’hiver 1918. C’est d’ailleurs à ce moment du récit qu’il fait la première référence explicite à la confédération.
De toute évidence, le texte est travaillé par la question des divisions internes au mouvement libertaire. D’abord, de manière anecdotique, celle des anarchistes lors de la Première guerre mondiale, entre partisans des Alliés et pacifistes neutralistes, dont fut Sirvent. Ensuite, plus fondamentalement, la lutte d’influence entre anarchistes et syndicalistes ou, pour le dire dans les mots de l’auteur, entre « révolutionnaires » et « réformistes ». Une des premières expressions de cette opposition se trouve au chapitre 8 et concerne la figure controversée de Salvador Seguí :
[...] en un mitin, dijo Seguí las siguientes palabras:
- El sindicalismo es grande y potente. Puede considerársele mayorcito de edad, hasta tal punto que puede caminar sin necesidad de muletas.
Esto de las muletas se refería a los anarquistas que, como siempre, habían orientado a las organizaciones obreras, que sin esta orientación no hubiesen sido tan dinámicas y enérgicas. Seguí, a pesar de que algunos plumíferos de la época, y después de la época, lo calificaron como anarquista, jamás lo fue. Pertenecía a un grupo que correspondía a su manera de ser. Todos los componentes de dicho grupo tenían tendencia política.
Plus loin Sirvent critique aussi Pestaña, dont il reconnaît, cependant, qu’il fut longtemps anarchiste, ainsi que de nombreux proches de ces deux militants de premier plan, notamment Pedro Massoni, Emilio Mira et Progreso Alfarache. Le jugement porté sur Peiró est plus nuancé, peut-être parce qu’il avait combattu Pestaña. Ainsi écrit-il : Peiró no era anarquista, pero amaba sinceramente a la Confederación Nacional del Trabajo y, a pesar de su tendencia política, jamás permitió la más mínima desviación. Por eso era apreciado por los anarquistas. Ces réserves sont d’autant plus importantes que l’auteur fut membre du comité national de la CNT à des époques où, dit-on, il était dominé par les réformistes (1923 et 1930). Par conséquent, tout en exprimant l’opinion personnelle de Sirvent, elles participent également d’une stratégie globale d’autojustification. Certains passages, en particulier, semblent répondre subrepticement à des critiques qui ont pu être formulées contre l’auteur. Ainsi, au chapitre 11 :
No pude informar a todo el Comité Nacional, ya que en gran parte no acudían a él, unos por miedo, otros porque no salían de su casa para guarecerse y preservarse del peligro amenazante que constantemente hacían los del Libre. Pues éstos amenazaban de muerte con anónimos a los que pertenecíamos al Comité. Por esta causa, no era fácil reunirnos todos, pero el compañero Viñas y yo estábamos diariamente en nuestro puesto, cumpliendo con nuestra misión, ya despachando la correspondencia ya sirviendo los pedidos de material para los efectos de organización. Estas fueron las causas por las que no pude informar a todos los del Comité. No obstante, informé con todo detalle a los que pudieron estar presentes. Ni que decir tiene que aprobaron la idea antedicha, sumándose con todas las consecuencias.
Sirvent tend, notamment, à légitimer son rôle de contact avec les militaires et politiciens qui conspiraient contre la monarchie, mais il faut attendre le chapitre 15 pour qu’il fasse explicitement état d’accusations à son encontre :
Yo, por mi parte, era partidario de las federaciones de industria, pero no a semejanza de las de Pestaña. Entendía éste que debían de ser de tipo burocrático, mientras yo las quería en el sentido libertario y que, en los diferentes comités o mejor dicho comisiones de relaciones, no hubiera ni un solo compañero retribuido. Yo las creía necesarias para que los obreros de una industria se fueran capacitando en la producción y consumo del país y, además, para que pudieran prestarse la solidaridad en caso de cualquier conflicto y prepararse, para el día de la revolución social, los conocimientos necesarios. Con este motivo, se llegó por parte de algunos compañeros a tildarme de reformista, y nada más lejos de mí que esta idea.
L’autojustification semble être l’une des principales motivations de l’écriture de ces mémoires. L’action de Sirvent fut désavouée en 1931 et son sentiment d’avoir été victime d’une grave injustice doublée d’une trahison est nettement perceptible. Il parle même des anarchistes à la troisième personne du pluriel au lieu de la première comme il le faisait jusqu’alors :
Hay que señalar que el procesado [Sirvent] no se hallaba presente ante tal inicuo proceso y condenación. Obraron mucho peor que la justicia histórica, pues ésta permite que el acusado esté presente ante el juicio y se busque un defensor. Ni esto los F.A.Istas tuvieron la delicadeza de tener en cuenta.
Au chapitre suivant, il évoque une campagne de dénigrement systématique contre lui, signe d’une tension croissante dans la CNT et d’une division au sein même de la FAI :
Esta campaña contra mi actuación fue apoyada por compañeros sindicalistas a secas y reformistas. Estos últimos no podían admitir que en las diferentes asambleas que celebrábamos en nuestro sindicato hablara en un tono anarquista, basándome siempre en los principios y finalidad de la Confederación Nacional del Trabajo. […] Seguía la campaña contra mí por parte de otros compañeros, que se llamaban anarquistas. Digo "se llamaban" porque de tales, no tenían nada, pues les faltaba capacidad y condiciones para serlo.
Cette situation perdure en 1936-1937, exacerbée par la guerre et la montée en grade d’une nouvelle génération de militants : Dos compañeros se distinguieron en una campaña difamadora contra los compañeros que componíamos la comisión de control y administración, campaña que tuvo la virtud de obligarnos a presentar la dimisión. […] en general iban contra mi persona los mayores ataques. A l’époque, Sirvent n’est pas parvenu à dissiper les malentendus et à rectifier son image dans le milieu anarcho-syndicaliste, d’où le besoin d’entreprendre une réhabilitation dans les mémoires. Il convient de souligner qu’il était absent – mais il ne dit pas pour quelle raison – lors de sa mise en accusation durant la Conférence péninsulaire de la FAI et le congrès de la CNT, et qu’il resta également, six ans plus tard, en partie insatisfait de la défense de sa gestion de l’industrie socialisée de la chaussure :
Pude convencer a los que […] asistieron, pero el ambiente estaba tan envenenado y el aire tan enrarecido que las cosas quedaron algo dudosas. […] Después pasamos a hacer el inventario de toda la industria que nosotros habíamos controlado. […] Dicho inventario debía pasar a comprobación en una asamblea. Fue para nuestros contrincantes asombroso el resultado del inventario, pues no lo esperaban tan excelente. De aquí, procuraron obstaculizar la asamblea, pudiendo lograr que no se celebrara.
Dans ces conditions, le rôle d’exutoire des mémoires est flagrant ; sans pour autant les réduire à cette fonction, il convient d’en tenir compte dans l’analyse.
Lorsque la question « transcendantale » de la participation des anarchistes au pouvoir politique se pose, à partir de septembre-octobre 1936, d’abord à l’échelon municipal, Sirvent défend vainement une ligne orthodoxe de fidélité au principe d’apolitisme, comme plus tard dans l’exil. Il s’inscrit ainsi dans un débat qui est aussi contemporain du temps du récit que de celui de son écriture, ce qui impose d’interpréter les mémoires en synchronie et en diachronie. Ne parvenant pas à infléchir la position de son syndicat, il a des mots très durs qui expriment son amertume : Creo que obrar así, será más útil y moral que pensar en prostituir a la Confederación Nacional del Trabajo, avant de conclure : Y, ¿qué será después de la C.N.T. cuando estéis desprestigiados ante la opinión pública? Seréis como todos los que han pasado por los cargos representativos: unos fracasados y nada más. Cet apolitisme anarchiste constitue, à notre avis, la seconde ligne de force des mémoires de Sirvent, une ligne parallèle à l’autojustification. Ensemble, elles tracent l’espace d’un positionnement idéologique dont la valeur s’articule à l’exil et ses déchirements, un interdiscours polémique dans lequel les mémoires s’insèrent comme arme défensive quant au passé et offensive pour le présent.
De la même manière, Sirvent, qui a contribué à la socialisation de l’industrie de la chaussure, défend dans le chapitre 17 l’œuvre révolutionnaire engagée en 1936. On peut même avancer qu’il l’idéalise : Las condiciones de trabajo eran excelentes. Los locales eran espléndidos, con todas las condiciones de higiene. Todos los obreros ganaban el mismo jornal. Quedaron abolidas las clases. La construcción [de zapatos] era esmerada y sólida. Mais, de nouveau, l’ambition personnelle et le goût du pouvoir viennent rapidement ternir l’idyllique tableau : Todo marchaba perfectamente bien, hasta que surgió la competencia por figurar en poderes de cargos. Cette critique de la bureaucratisation peut aussi être rapportée aux débats des années soixante : Para poder ver al jefe de oficina, por cualquier comisión, tenían que pedir permiso con anterioridad y hacer entresala [sic], con su correspondiente portero [...]. La democracia que existía en la anterior comisión había desaparecido. A la manière de Gaston Leval, Sirvent dresse une esquisse des socialisations dans le Levant et de l’étendue de l’action révolutionnaire, qui semble opposer un contre-discours aux propagandes franquiste et communiste tendant à faire des anarchistes des assassins et des irresponsables. L’auteur y montre la magnanimité et le sens de l’organisation des libertaires. C’est, en quelque sorte, la démonstration, validée par la force du témoignage direct, de la viabilité de l’utopie anarchiste, non coercitive et fraternelle : De esta forma, todos vivían armónicamente. […] Todo el pueblo se conducía en la vida con respeto mutuo y armonía. […] Todos los trabajadores vivían contentos y alegres [...]. A l’inverse, les collectivisations menées par les marxistes présentent à ses yeux muchos defectos, bien qu’il reconnaisse que les gens s’en trouvent satisfaits.
Les mémoires de Sirvent, témoignent également des relations conflictuelles entre la CNT et l’UGT. Par exemple, vers 1920, ils évoquent au niveau local, à Villena, l’alliance des deux centrales syndicales, puis la dégradation de leurs relations et la reprise des polémiques. C’est pour l’auteur l’occasion d’expliquer les moyens et les vertus de l’action directe préconisée par les anarchistes en les opposant aux commissions mixtes des socialistes. Les critiques s’accroissent sous la dictature de Primo de Rivera, en raison de la collaboration de l’UGT avec le régime, et restent virulentes après 1931 : Los socialistas de todos los lugares de España se activaban en todos los sentidos, con el propósito de dar muerte a nuestra organización y engrandecer la suya. Le mémorialiste les accuse notamment de manquer au principe de solidarité de classe ou de solidarité syndicale, laissant supposer des arrières pensées politiques. La situation change radicalement après la guerre, comme l’indique ce commentaire relatif à 1944 : Nuestras relaciones con la U.G.T. y socialistas eran fraternales.
Enfin, la répression policière est un thème omniprésent, mais dénué de caractère dramatique. Sirvent se moque souvent des agents auxquels il joue des tours et qu’il décrit comme peu consciencieux. Malgré les menaces dont il fait l’objet, il ne les dépeint jamais comme des tortionnaires et nous n’avons pas dans ses mémoires de description des conditions de détention ou de brutalités. Il insiste, en revanche, sur le harcèlement dont il est victime sur son lieu de travail et à son domicile, l’obligeant à en changer fréquemment : [...] era objeto de estrecha vigilancia de parte de los policías, ya que diariamente me visitaban en mi domicilio donde permanecían sentados, viéndome trabajar. Su permanencia era una hora más o menos.
Conclusion
D’un point de vue formel, Sirvent tend à rejeter l’approche intimiste de l’expérience personnelle propre à l’autobiographie au profit d’une écriture cherchant à faire l’histoire d’un sujet collectif par le biais d’une vie qui se veut représentative. Il n’y parvient qu’à moitié puisqu’il ne peut rester neutre dans l’évocation des conflits internes dont il a eu à souffrir. La restauration d’une image positive de soi par la légitimation de son action s’impose à lui, d’autant que les divisions du passé restent d’actualité trente ans plus tard. Les mémoires de Sirvent s’adressent avant tout à ses compagnons pour défendre une orientation idéologique précise et une conviction intime qui ne laissent pas de place à l’autocritique, mais qui ne peuvent empêcher non plus l’irruption sporadique du Moi de l’auteur.
D’un point de vue historique, ses mémoires illustrent l’investissement progressif des anarchistes dans l’action syndicale, son développement et les luttes d’influence entre les différentes composantes du mouvement social. Ils apportent des informations inédites sur les années vingt, une période encore mal connue de l'histoire de la CNT. On apprend ainsi que Bartolomé Viñas en fut le secrétaire national, en remplacement de Juan Peiró ou de Salvador Seguí, et que Sirvent lui succéda lui-même au printemps ou au début de l’été 1923 jusqu’au mois d’août. On découvre le rôle joué par l’auteur en 1929-1930, au sein du comité national et du comité révolutionnaire. Les mémoires contredisent l’idée répandue selon laquelle le comité national de la CNT n’aurait pas lui-même entretenu de contacts avec les conspirateurs avant début novembre 1930. Poussées révolutionnaires, arrestations et déportations rythment un récit caractérisé à la fois par la dynamique de l’instabilité (historique, géographique) et la continuité d’une option idéologique. C’est dans cette tension particulière entre mouvement et permanence que se structure l’identité individuelle de Manuel Sirvent et probablement aussi l’identité collective de nombre d’exilés anarchistes espagnols.
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