anarchy archives

An Online Research Center on the History and Theory of Anarchism

Home

Search

About Us

Contact Us

Other Links

Critics Corner

   
 

The Cynosure

  Michael Bakunin
  William Godwin
  Emma Goldman
  Peter Kropotkin
  Errico Malatesta
  Pierre-Joseph Proudhon
  Max Stirner
  Murray Bookchin
  Noam Chomsky
  Bright but Lesser Lights
   
  Cold Off The Presses
  Pamphlets
  Periodicals
   
  Anarchist History
  Worldwide Movements
  First International
  Paris Commune
  Haymarket Massacre
  Spanish Civil War
  Bibliography
   
   
   

Voltairine de Cleyre :

« Le mariage
est une mauvaise action »



(Cette conférence présente un point de vue négatif sur le mariage et constitue une réponse au plaidoyer de la Dr Henrietta P. Westbrook en faveur de cette institution plaidoyer intitulé « Le mariage est une bonne action ». Les deux conférences ont été prononcées dans les locaux de la Radical Liberal League, à Philadelphie le 28 avril 1907.)


Laissez-moi tout dabord éclaircir deux points, dès le départ. Ainsi, lorsque la discussion débutera, nous pourrons nous concentrer sur lessentiel.
1) Comment peut-on distinguer entre une bonne et une mauvaise action ?
2) Quelle est ma définition du mariage ?

Relativité des actes et des besoins*

Daprès ma compréhension du puzzle de lunivers, aucun acte nest, à mon avis, totalement juste ou mauvais. Tout jugement que lon porte sur un acte est relatif : il dépend de lévolution sociale des êtres humains qui progressent consciemment, mais très lentement, par rapport au reste de lunivers. Le bien et le mal sont des conceptions sociales et non humaines. Les mots de bien et de mal ont certes été inventés par des hommes ; mais les conceptions du bien et du mal, obscurément ou clairement, ont été conçues avec plus ou moins defficacité par tous les êtres sociaux intelligents. La définition du Bien, entérinée et approuvée par la conduite admise des êtres sociaux, est la suivante : est considéré comme juste le comportement qui sert le mieux les besoins en développement dune société donnée.
Mais quest-ce quun besoin ? Dans le passé, les besoins étaient surtout déterminés par la réaction inconsciente de la structure (sociale ou individuelle) à la pression du milieu. Jusquà récemment, je pensais encore comme Huxley(1), Von Hartman (2) et mon professeur Lum(3), que le besoin était déterminé par la pression du milieu ; que la conscience pouvait percevoir, obéir ou sopposer, mais quelle ne pouvait influencer le cours du développement social ; et que, si elle décidait de sy opposer, elle ne faisait que provoquer sa propre ruine, mais ne modifiait pas lidéal inconsciemment déterminé.

Conscience et évolution

Ces dernières années, jen suis arrivée à la conclusion que la conscience prend une part de plus en plus importante dans lorientation des problèmes sociaux ; si elle est, pour le moment, une voix mineure (et le restera encore longtemps), elle représente cependant un pouvoir croissant qui menace de renverser les vieux processus et les vieilles lois, de les remplacer par dautres pouvoirs et dautres idéaux. Je ne connais pas de perspective plus fascinante que celle du rôle de la conscience dans lévolution présente et à venir. Ce nest pas lobjet de notre réflexion aujourdhui. Je névoque la conscience que parce que, en décrivant notre conception actuelle du bien-être, javancerai de nouveau lhypothèse que le vieil idéal a été considérablement modifié par des réactions inconscientes.
La question devient alors : quel est lidéal en germe dans notre société, idéal qui nest pas encore consciemment formulé mais dont on perçoit des signaux et que lon commence à discerner ?
Daprès tous les indicateurs du progrès, cet idéal me semble être la liberté de lindividu ; une société dont lorganisation économique, politique, sociale et sexuelle assurera et augmentera constamment les possibilités de ses différents éléments ; dont la solidarité et la continuité dépendront de lattraction libre de ses composantes, et en aucun cas ne reposera sur lobligation, quelles quen soient les formes. Si vous ne décelez pas, comme moi, que telle est la tendance sociale actuelle, vous ne serez sans doute pas daccord avec le reste de ma démonstration. Car il serait trop facile de prouver que le maintien des vieilles divisions de la société en classes, chacune delles accomplissant des fonctions spécialisés prêtres, militaires, ouvriers, capitalistes, domestiques, éleveurs, etc. que ce maintien, donc, est en accord avec la force croissante de la société, et donc que le mariage est une bonne action.
Ma position, le point de départ à partir duquel je mesurerai une bonne ou une mauvaise action, est la suivante : la tendance sociale actuelle soriente vers la liberté de lindividu, ce qui implique la réalisation de toutes les conditions nécessaires à lavènement de cette liberté.
Second point :

Ma position sur le mariage

Il y a quinze ou dix-huit ans, je nétais pas encore sortie du couvent depuis assez longtemps pour avoir oublié ses enseignements. Je navais pas encore assez vécu ni accumulé assez dexpériences pour fabriquer mes propres définitions. Pour moi, le mariage était « un sacrement de lEglise » ou bien « une cérémonie civile patronnée par lEtat », permettant à un homme et une femme de sunir pour la vie, à moins quils demandent à un tribunal de prononcer leur séparation. Avec toute lénergie dune libre-penseuse néophyte, je critiquais le mariage religieux parce quun prêtre na absolument aucun droit dintervenir dans la vie privée des individus, ; je condamnais lexpression « jusquà ce que la mort nous sépare », car cette promesse immorale rend une personne esclave de ses sentiments actuels et détermine tout son avenir ; je dénonçais la misérable vulgarité des cérémonies religieuse et civile, qui mettent les relations intimes entre deux individus au centre de lattention publique, des commentaires et des plaisanteries.
Je défends toujours ces positions. Rien ne me révulse plus que le prétendu sacrement du mariage ; il est une insulte à la délicatesse parce quil proclame aux oreilles du monde entier une affaire strictement privée. Ai-je besoin de rappeler, par exemple, la littérature indigne qui circula sur le mariage dAlice Roosevelt(4), lorsque la prétendue « princesse américaine » fut lobjet de plaisanteries obscènes incessantes, parce que le monde entier devait être informé de son futur mariage avec Mr. Longworth !

Dépendance et épanouissement personnel

Mais aujourdhui ce nest ni au mariage civil ni au mariage religieux que je me réfère, lorsque jaffirme : « Le mariage est une mauvaise action. » La cérémonie elle-même nest quune forme, un fantôme, une coquille vide. Par mariage, jentends son contenu réel, la relation permanente entre un homme et une femme, relation sexuelle et économique qui permet de maintenir la vie de couple et la vie familiale actuelle. Je me moque de savoir sil sagit dun mariage polygame, polyandre or monogame. Peu mimporte quil soit célébré par un prêtre, un magistrat, en public ou en privé, ou quil ny ait pas le moindre contrat entre les époux. Non, ce que jaffirme cest quune relation de dépendance permanente nuit au développement de la personnalité, et cest cela que je combats. Maintenant, mes opposants savent sur quel terrain je me situe.
Dans le passé, il mest arrivé de plaider de façon effusive et sincère pour lunion exclusive entre un homme et une femme, tant quils sont amoureux. Et je pensais que cette union devrait être dissoute lorsque lun ou lautre le désirerait. A cette époque jexaltais les liens de lamour et seulement ceux-là.
Aujourdhui, je préfère un mariage fondé uniquement sur des considérations strictement financières à un mariage fondé sur lamour. Non pas parce que je mintéresse le moins du monde à la pérennité du mariage, mais parce que je me soucie de la pérennité de lamour. Le moyen le plus facile, le plus sûr et le plus répandu de tuer lamour est le mariage le mariage tel que je lai défini. La seule façon de préserver lamour dans la condition extatique qui lui vaut de bénéficier dune appellation spécifique sinon ce sentiment relève du désir ou de lamitié , la seule façon, disais-je, de préserver lamour est de maintenir la distance. Ne jamais permettre que lamour soit souillé par les mesquineries indécentes dune intimité permanente. Mieux vaut mépriser tous les jours votre ennemi que mépriser la personne que vous aimez.
Ceux qui ne connaissent pas les raisons de mon opposition aux formes légales et sociales vont sans doute sexclamer : « Alors, vous voulez donc en finir avec toute relation entre les sexes ? Vous souhaitez que la terre ne soit plus peuplée que de nonnes et de moines ? » Absolument pas. Je ne minquiète pas de la repopulation de la Terre, et je ne verserais aucune larme si lon mapprenait que le dernier être humain venait de naître. Mais je ne prêche pas pour autant labstinence sexuelle totale. Si les avocats du mariage devaient simplement plaider contre labstinence totale, leur tâche serait aisée. Les statistiques de la folie, et de toutes sortes daberrations, constitueraient à elles seules un solide élément à charge. Non, je ne crois pas que lêtre humain moralement le plus élevé soit un individu asexué, ni dailleurs une personne qui, au nom de la religion ou de la science, extirpe violemment ses passions.
Je souhaiterais que les gens considèrent leurs instincts normaux, dune façon normale, quils ne les gavent pas mais ne les rationnent pas non plus, quil nexaltent pas leurs vertus au-delà de leur utilité véritable et ne les dénoncent pas non plus comme les servantes du Mal, deux attitudes très répandues en ce qui concerne la passion sexuelle. En bref, je souhaiterais que les hommes et les femmes organisent leurs vies de telle façon quils puissent être toujours, à toute époque, des êtres libres, sur ce plan-là comme sur dautres. Chaque individu doit fixer des limites à ses instincts, ce qui est normal pour lun étant excessif pour lautre, et ce qui est excessif à une période de lexistence étant normal à une autre. En ce qui concerne les effets de la satisfaction normale dun appétit normal sur la population, je pense quil faut contrôler consciemment ces effets, comme ils le sont déjà, dans une certaine mesure, aujourdhui, et le seront de plus en plus, au fur et à mesure que progresseront nos connaissances. Le taux de natalité en France et aux Etats-Unis (chez les Américains nés en Amérique) montre le développement dun tel contrôle conscient des naissances.

Le mariage est contraire à lépanouissement de lindividu

« Mais, diront les partisans du mariage, quest-ce qui, dans le mariage, entrave le libre développement de lindividu ? Que signifie le libre développement de lindividu, sil nest pas lexpression de la masculinité et de la féminité ? Quy a-t-il de plus essentiel pour ces deux éléments que dêtre parent et déduquer des enfants ? Le fait que léducation dun enfant dure de 15 à 20 ans nest-il pas le facteur essentiel qui détermine lexistence dun foyer permanent ? »
Ce type dargumentation est avancé par les partisans du mariage ayant lesprit scientifique. Ceux qui ont lesprit religieux invoquent la volonté de Dieu, ou dautres raisons métaphysiques. Je ne répondrai pas à ces derniers. Je mintéresserai aujourdhui seulement à ceux qui prétendent que, lHomme étant le dernier maillon de lévolution, les nécessités de chaque espèce qui déterminent des relations sociales et sexuelles entre espèces alliées façonnent et déterminent ces relations chez lHomme ; selon eux, si, chez les animaux supérieurs, la durée de lapprentissage détermine la durée de la conjugalité, alors lune des plus grandes réussites de lHomme est davoir considérablement étendu la durée de lapprentissage, et donc de sêtre fixé pour idéal une relation familiale permanente.
Ce nest que lextension consciente de ce que ladaptation inconsciente, ou peut-être semi-consciente, a déjà déterminé pour les animaux supérieurs, et en partie chez les espèces sauvages. Si les habitants dun pays sont raisonnables, sensibles et contrôlent leurs instincts (avec les autres peuples, ils maintiendront de toute façon leurs distances, quelles que soient les circonstances), le mariage ne permet-il pas datteindre ce grand objectif de la fonction sociale élémentaire, qui est en même temps une exigence essentielle pour le développement individuel, mieux quaucun autre mode de vie ? Malgré toutes ses imperfections, nest-ce pas le meilleur mode de vie que lon ait trouvé jusquà présent ?
En essayant de prouver la thèse inverse, je ne mintéresserai pas aux échecs patents du mariage. Cela ne mintéresse pas de démontrer que de nombreux mariages échouent ; les archives des tribunaux le prouvent abondamment. Mais de même quune hirondelle (ni un vol dhirondelles) ne fait pas le printemps, le nombre de divorces, en lui-même, ne prouve pas que le mariage est une mauvaise chose, il démontre seulement quun nombre important dindividus commettent des erreurs. Cet argument est un argument inattaquable contre lindissolubilité du mariage mais pas contre le mariage lui-même.
Aujourdhui, je mintéresserai aux mariages heureux les mariages au sein desquels, quelles que soient les frictions, lhomme et la femme ont passé beaucoup de moments agréables ensemble ; des mariages où la famille a vécu grâce au travail honnête, décemment payé (dans les limites du salariat) du père, et préservée par le souci déconomie et les soins de la mère ; où les enfants ont reçu une bonne éducation et ont démarré dans la vie sans problème, et où leurs parents ont continué à vivre sous le même toit pour finir leur vie ensemble, chacun étant assuré que lautre représente un(e) ami(e) qui lui sera fidèle jusquà la mort. Telle est, daprès moi, le meilleur type de mariage possible, et il sagit plus souvent dun doux rêve que dune réalité. Mais parfois il réussit à se réaliser. Je maintiens néanmoins que, du point de vue de lobjectif de la vie, cest-à-dire du libre développement de lindividu, ceux qui ont réussi leur mariage ont mené une vie moins réussie que ceux qui ont eu une vie moins heureuse.

Linstinct de reproduction


En ce qui concerne le premier point (le fait que léducation des parents serait lune des nécessités fondamentales de lexpression de la personnalité), je pense que la conscience va bouleverser les méthodes de la vie. La vie, qui opère inconsciemment, cherchait aveuglément à se préserver par la reproduction, par la reproduction multiple.
Notre esprit est chaque fois bouleversé par la productivité dun seul grain de blé, dun poisson, dune reine des abeilles ou dun homme. Nous sommes frappés par le gâchis épouvantable de leffort reproductif ; paralysés par une pitié impuissante pour les petites choses, le nombre infini de ces petites vies qui doivent naître, souffrir et mourir de faim, de froid, ou parce quelles servent de proies pour dautres créatures, et tout cela dans un seul but : afin que, au sein dune multitude, seule une petite minorité survive et perpétue lespèce ! En guerre contre la nature, lhomme, qui nen est pas encore maître, a obéi au même instinct et, en procréant de façon prolifique, il a poursuivi sa guerre.
Pour le patriarche hébreu de lAntiquité comme pour le pionnier américain, une grande famille était synonyme de force, de richesse en bras et en muscles et représentait un moyen de poursuivre sa conquête des forêts et des terres vierges. Cétait sa seule ressource contre lanéantissement. Cest pourquoi linstinct de reproduction a été lun des moteurs déterminants de laction humaine.
Tout instinct obéit à une loi : il survit longtemps après la disparition du besoin qui la créé, et cette loi agit de façon perverse. Cet instinct qui survit fait partie de la structure de lêtre humain, il nest pas obligé de se justifier ni forcé dêtre satisfait. Je suis persuadée, néanmoins, que plus la conscience des hommes se développe, ou, en dautres termes, plus nous devenons conscients des conditions de la vie et de nos relations dans ce cadre, de leurs nouvelles exigences et de la meilleure façon de les satisfaire, plus les instincts inutiles se dissocieront rapidement de la structure de lêtre humain.
Comment se présente la guerre contre la nature aujourdhui ? Pourquoi, alors que nous sommes presque au bord dune catastrophe planétaire, sommes-nous certains de la conquérir ? La conscience ! La puissance du cerveau ! La force de la volonté ! Linvention, la découverte, la maîtrise des forces cachées. Nous ne sommes plus obligés dagir aveuglément, de chercher sans cesse à propager lespèce pour fournir à lhumanité des chasseurs, des pêcheurs, des bergers, des agriculteurs et des éleveurs. Par conséquent, le besoin initial, qui a créé linstinct de reproduction prolifique, a disparu ; il est voué à disparaître, il est en train de mourir, mais il disparaîtra plus rapidement si les hommes comprennent de mieux en mieux la situation globale.
Plus les cerveaux ont une production prolifique, plus les idées sétendent, se multiplient et conquièrent de pouvoir, plus la nécessité dune reproduction physique abondante décline. Tel est mon premier point. Donc lépanouissement de lindividu nimplique plus nécessairement davoir de nombreux enfants, ni même den avoir un seul. Je ne veux pas dire que, bientôt, plus personne ne voudra avoir denfants, et je ne prophétise pas le suicide de lespèce humaine. Simplement, je pense que moins dhommes et de femmes naîtront, plus il y aura de chances que ceux-ci survivent, se développent et réalisent de projets. En fait, la confrontation entre ces différentes tendances a déjà amené la conscience sociale actuelle à prendre cette direction.

La reproduction et les autres besoins humains

Supposons que la majorité des hommes et des femmes désirent encore, ou même, allons plus loin, admettons que la majorité désirent encore se reproduire de façon limitée, la question est maintenant la suivante : ce besoin est-il essentiel au développement de lindividu ou y a-t-il dautres besoins tout aussi impérieux ? Sil en existe dautres, aussi essentiels, ne doit-on pas les prendre également en compte lorsque lon veut décider de la meilleure manière de conduire sa vie ? Sil nexiste pas dautres besoins aussi vitaux, ne doit-on pas quand même se demander si le mariage est le meilleur moyen dassurer lépanouissement de lindividu ? En répondant à ces questions, je pense quil sera utile de distinguer entre la majorité et la minorité.
Pour une minorité, léducation des enfants représentera le besoin dominant de leur vie tandis que, pour une majorité, cela constituera seulement un besoin parmi dautres. Et quels sont ces autres besoins ? Les autres besoins physiques et spirituels ! Le désir de manger, de shabiller et de se loger en fonction du goût de chaque individu ; le désir davoir des relations sexuelles et pas en vue de la reproduction ; les désirs artistiques ; le besoin de connaissances, avec ses milliers de ramifications, qui emportera peut-être lâme des profondeurs du concret jusquaux hauteurs de labstraction ; le désir de faire, cest-à-dire dimprimer sa volonté sur la structure sociale, quil sagisse dun ingénieur mécanicien, dun conducteur de moissonneuse-batteuse ou dun interpréteur de rêves quelle que soit lactivité personnelle.
Le désir de se nourrir, se loger et se vêtir devrait toujours reposer sur le pouvoir de chaque individu de satisfaire soi-même ses besoins. Mais la vie domestique est telle que, au bout de quelques années dexistence commune, linterdépendance croît au point de paralyser chaque partenaire lorsque les circonstances détruisent leur bel arrangement, la femme en étant généralement très affectée, lhomme beaucoup moins, en principe. Lépouse na fait quune seule chose dans une sphère isolée, et même si elle a peut-être appris à bien la faire (ce qui nest pas sûr, parce que la méthode de formation nest absolument pas satisfaisante), de toute façon cela ne lui a pas donné la confiance nécessaire pour gagner sa vie de façon indépendante. Timorée, elle savère le plus souvent incapable de sengager dans la lutte. Elle est passée à côté du monde de la production, elle ne le connaît absolument pas. Dun autre côté, quelle sorte de métier peut-elle exercer ? Devenir lemployée de maison dune autre femme qui la dominera ? Les conditions de travail et la rémunération des services domestiques sont telles que nimporte quel esprit indépendant préférerait être esclave dans une usine : au moins lesclavage est limité à une quantité fixe dheures.

Quant aux hommes, permettez-moi de vous raconter une anecdote : il y quelques jours de cela, un syndicaliste très combatif ma déclaré, apparemment sans la moindre honte, quil vivrait comme un vagabond et un ivrogne sil ne sétait pas marié, parce quil ne se sent pas capable de tenir une maison. Leur accord mutuel a surtout un mérite, à ses yeux : son épouse soccupe bien de son estomac. Jamais je naurais pensé que quelquun puisse admettre se trouver dans un tel état dimpuissance, mais cet homme ma sans doute dit la vérité.
Ce type daveu est certainement une des plus graves objections contre le mariage, comme contre toute autre condition produisant de semblables résultats. En choisissant sa position économique dans la société, on devrait toujours veiller à ce quelle vous permette de continuer à vivre sans aucun handicap de façon à rester une personne entière, ayant toutes ses capacités pour produire et se protéger elle-même, un individu centré sur lui-même.

Lhypocrisie sexuelle des femmes

En ce qui concerne lappétit sexuel, en dehors de la reproduction, les avocats du mariage prétendent, et avec de bonnes raisons, quil procure une satisfaction normale à un appétit normal. Selon eux, il constitue un garde-fou physique et moral contre les excès et leurs conséquences, les maladies. Nous avons sans cesse la preuve douloureuse que le mariage nest pas très efficace sur ce plan-là. Quant à ce quil pourrait accomplir, il est presque impossible de le savoir ; car lascétisme religieux a tellement implanté le sentiment de la honte dans lesprit humain, à propos du sexe, que notre première réaction, lorsquon en discute, semble de mentir.
Cest particulièrement le cas avec les femmes. La majorité dentre elles souhaitent donner limpression quelles sont dépourvues de désir sexuel et pensent se décerner le plus beau compliment lorsquelles déclarent : « Personnellement, je suis très froide ; je n\rquote ai jamais éprouvé une telle attraction. » Parfois elles disent la vérité mais, le plus souvent, il sagit dun mensonge issu des enseignements pernicieux diffusés par lEglise pendant des siècles. Une femme normalement constituée comprendra quelle ne se rend pas hommage lorsquelle se refuse le droit dexister complètement, pour elle-même ou par elle-même ; il est certain que, lorsquune telle déficience se manifeste vraiment, dautres qualités peuvent se développer, ayant peut-être une plus grande valeur. En général, cependant, quels que soient les mensonges des femmes, une telle déficience nexiste pas. Habituellement, les êtres jeunes et sains des deux sexes désirent avoir des relations sexuelles. Le mariage est-il donc la meilleure réponse à ce besoin humain ?

Les effets catastrophiques de la cohabitation

Supposons quils se marient, disons à vingt ans, ou quelques années plus tard, ce qui est généralement le cas puisque lappétit sexuel est le plus actif à cet âge ; les deux partenaires (et pour le moment je mets de côté la question des enfants) se trouveront trop (et trop fréquemment) en contact. Rapidement ils ne savoureront plus la présence de lautre. Lirritation commencera. Les petits détails mesquins de la vie commune amèneront le mépris. Ce qui était autrefois une joie exceptionnelle deviendra un automatisme, et détruira toute finesse, toute délicatesse. Souvent la cohabitation se transformera en une torture physique pour lun des partenaires (le plus souvent la femme) tandis quelle procurera encore un peu de plaisir à lautre, et ce pour une raison simple : les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle.
Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que lon puisse opposer au mariage. Même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées lune à lautre, rien ne prouve quelles continueront à lêtre durant le reste de leur existence. Et aucune période nest plus trompeuse, en ce qui concerne lévolution future, que lâge dont je viens de parler. Lâge où les désirs et les attractions physiques sont les plus forts est aussi le moment où ces mêmes désirs obscurcissent ou réfrènent dautres éléments de la personnalité.
Les terribles tragédies de lantipathie sexuelle, qui produisent le plus souvent de la honte, ne seront jamais dévoilées. Mais elles ont causé dinnombrables meurtres sur cette terre. Et même dans les foyers où lon a maintenu lharmonie et où, apparemment, règne la paix conjugale, un tel climat familial nest possible que parce que lhomme ou la femme sest résigné, a nié sa propre personnalité. Lun des partenaires accepte de seffacer presque totalement pour préserver la famille et le respect de la société.
Si ces phénomènes, cette dégradation physique sont horribles, rien nest plus terrible que la dévastation des âmes. Lorsque la période de lattraction physique prédominante prend fin et que les tendances de chaque âme commencent à saffirmer de plus en plus ouvertement, rien nest plus affreux que de se rendre compte que lon est lié à quelquun, que lon va vivre jusquà sa mort avec une personne dont on sent que lon séloigne chaque jour de plus en plus. « Pas un jour de plus ensemble ! » affirment les partisans de lunion libre. Je trouve de tels slogans encore plus absurdes que les discours des avocats de la « sainteté » du mariage. Les liens existent, les liens de la vie commune, lamour du foyer que lon a construit ensemble, les habitudes associées à la cohabitation et à la dépendance ; il nest pas facile de se débarrasser de ces véritables chaînes, qui tiennent prisonniers les deux partenaires. Ce nest pas au bout dun jour ou dun mois, mais seulement après une longue hésitation, une longue lutte et des souffrances, des souffrances très éprouvantes, que la séparation déchirante se produira. Et souvent elle ne se produit même pas.

Deux exemples

Un chapitre de la vie de deux hommes récemment décédés illustrera mon propos. Ernest Crosby a fait un mariage, je suppose heureux, avec une femme à lesprit et aux sentiments conservateurs. A lâge de 38 ans, alors quil officiait comme juge à la cour internationale du Caire, il est devenu pacifiste(5). Mais sa conception de lhonneur la obligé à continuer à assurer des fonctions sociales quil méprisait ! Pour citer lun de ses amis, Leonard Abbot, « il vivait comme un prisonnier dans son palais, servi par des domestiques et des laquais. Et à la fin il est devenu lesclave de ses biens ». Si Crosby navait pas été attaché par les liens du mariage et des relations familiales à quelquun ayant des conceptions de la vie et de lhonneur très différentes des siennes, le bilan de sa vie naurait-il pas été plus positif ? Comme son maître à penser Tolstoi, sa vie contredisait ses oeuvres parce quil était marié avec une femme qui ne sétait pas développée parallèlement à lui.
Le second exemple est celui de Hugh O. Pentecost. A partir de 1887, quelles que soient ses tendances spéciales, Pentecost sympathisa avec la lutte du mouvement ouvrier, sopposant à loppression et à toutes les formes de persécution. Cependant, sous linfluence de ses relations familiales, et parce quil sentait quil devait atteindre un plus grand confort matériel et un meilleur standing social que ce que pouvait lui apporter sa position de conférencier radical, il consentit, à partir dun certain moment, à devenir la marionnette de ceux quil avait si sévèrement condamnés, en acceptant le poste de procureur. Pire encore : il prétendit avoir été trompé comme un enfant lorsquil avait commis la plus belle action de sa vie en protestant contre lexécution des anarchistes de Chicago en 1886. Que linfluence familiale ait pesé sur lui, je lai appris de sa propre bouche ; Pentecost na fait que répéter, à une plus petite échelle, la trahison de Benedict Arnold(6) qui, pour lamour de sa femme aux idées conservatrices laissa tout le poids de linfamie peser sur lui. Je sais quil sest sans doute servi de cette excuse, quil sest réfugié derrière le vieil argument de la tentation dEve, mais ce facteur a certainement joué un rôle. Jai évoqué ces deux cas parce quil sagit dhommes publics ; mais chacun de nous connaît de tels exemples chez des personnes beaucoup moins célèbres, et cest fréquemment la femme dont les aspirations personnelles et intellectuelles sont avilies par les liens du mariage.
Et ceci nest quune facette du problème. En effet, que penser de lindividu conservateur qui se trouve lié à quelquun qui offense constamment tous ses principes ? Les êtres humains ne peuvent penser de la même façon et éprouver les mêmes sentiments au même moment, sur une longue durée ; cest pourquoi les périodes durant lesquelles ils nouent des liens ne devraient être ni fréquentes ni contraignantes.

Léducation des enfants

Mais revenons à la question des enfants. Dans la mesure où il sagit dun désir normal, ne peut-il être satisfait sans le sacrifice de la liberté individuelle requis par le mariage ? Je ne vois aucune raison pour que ce soit impossible. Un enfant peut être élevé aussi bien dans un foyer, dans deux foyers ou dans une communauté ; la découverte de la vie sera bien plus agréable si elle a lieu dans une atmosphère de liberté et de force indépendante que dans un climat de répression et de mécontentement cachés. Je nai aucune solution satisfaisante à offrir aux différentes questions que pose léducation des enfants ; mais les partisans du mariage sont dans le même cas que moi.
Par contre, je suis convaincue quaucune des exigences de la vie ne devrait empêcher un développement personnel et libre dans lavenir. Les vieilles méthodes déducation des enfants, sous le joug indissoluble des parents, nont pas donné des résultats convaincants. (Les parents conservateurs se désolent sans doute davoir des enfants contestataires, mais il ne leur vient probablement pas à lesprit que leur système est en cause.) Lunion libre donne des résultats, qui ne sont ni meilleurs ni pires. Quant à lenfant élevé par un seul parent, il nest ni plus malheureux ni plus heureux quun autre. Des journaux comme Lucifer(7) regorgent dhypothèses, de théories et de propositions dexpériences, mais jusquici on na jamais trouvé de principes déducation infaillibles pour les parents, biologiques ou adoptifs. Cest pourquoi je ne vois pas pourquoi lindividu devrait sacrifier le reste de sa vie en faveur dun élément aussi incertain.

Si vous voulez que lamour et le respect puissent durer, ayez des relations peu fréquentes et peu durables. Pour que la Vie puisse croître, il faut que les hommes et les femmes restent des personnalités séparées. Ne partagez rien avec votre amant(e) que vous ne partageriez avec un( e ) ami( e ). Je crois que le mariage défrâichit lamour, transforme le respect en mépris, souille lintimité et limite lévolution personnelle des deux partenaires. Cest pourquoi je pense que « le mariage est une mauvaise action ».




* Tous les intertitres ont été ajoutés par le traducteur (N.d.T.).


1. Thomas Henry Huxley (1825-1895). Naturaliste britannique et défenseur de la théorie de lévolution de Darwin. (N.d.T.).
2. Eduard von Hartman (1842-1906). Philosophe allemand. Selon lui, une force impersonnelle anime le monde et mènera celui-ci à lanéantissement total. Pour Voltairine de Cleyre cette force inconsciente peut, au contraire, se transformer grâce à laction consciente des hommes et conduire à la libération de lindividu. (N.d.T.).

3. D. H. Lum : mentor de Voltairine de Cleyre (cf. larticle de Chris Crass pages 7 à 13).
4. Alice Roosevelt : durant sa jeunesse, la fille du président Théodore Roosevelt aimait scandaliser son entourage. Elle épousa un congressiste playboy et devint une figure importante des coulisses de Washington. (N.d.T.).

5. Après avoir donné sa démission de son poste de juge, Ernest Crosby écrivit de nombreux articles et livres contre la guerre et contre limpérialisme américain. (N.d.T.).

6. Benedict Arnold (1741-1801) : général qui servit la cause de la Révolution américaine, puis fit allégeance aux Britanniques après sêtre marié à une fervente loyaliste. Il est considéré comme le type même du traître, puisquil fut non seulement vénal (il exigea beaucoup dargent pour ses renseignements) mais lâche (il fit pendre un espion à sa place). (N.d.T.).

7. Lucifer, the Light Bearer : journal animé pendant vingt-quatre ans par Moses Harman (1830-1910). Féministe, partisan du contrôle des naissances et de lunion libre, il fit de son journal une tribune libre de discussion sur la sexualité. Condamné à un an de travaux forcés à lâge de 75 ans pour ses positions, en vertu des lois Comstock. (N.d.T.).


(Texte extrait de Ni patrie ni frontières N°2, contact : Yves Coleman (sans autre mention) 10, rue Jean-Dolent, 75014 Paris)


This page has been accessed times since January 24, 2003.

OWN YOUR OWN COPY OF ANARCHY ARCHIVES

[Home]               [Search]               [About Us]               [Contact Us]               [Other Links]               [Critics Corner]