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MICHEL BAKOUNINE

ESQUISSES ET NOTES BIOGRAPHIQUES ¹

  <<... Michel Bakounine a beaucoup péché, il a commis bien des erreurs, mais il porte en lui une force qui efface tous ses défauts personnels, --c'est le principe de l'éternel mouvement qui gît au fond de son âme. >>
  (D'une letter de Biélinski, datée du 7 novembre 184).

  Si l'on envisage l'activité de Michel Alexandrovitch Bakounine au point de vue utilitaire, on doit reconnaîre que c'était un des hommes les plus remarkquables de la Russie. Son action ne s'étendait pas exclusivement à son pays; c'était un de ces rares Russes exerçant leur influence sur le cours des événements dans l'Europe entière.

  Il est regrettable que la vie et l'action de ce remarquable personnage aient été, jusqu'à maintenant encore, si peu mises en lumière, bien que près de vingt ans se soient déjà écoulés depuis sa mort et qu'il ait compté de nombreux amis et partisans pendant sa retentissante carrière.

  Bakounine nous a laissé plusieurs ouvrages publiés et un certain nombre de manuscripts, dont quelquesuns furent édités après sa mort par les soins de ses amis. Mais presque tous n'étant que de simples fragments, ces documents, à eux suels, ne seraient que trop insuffisants pour donner la caractéristique de cet homme, attendu que la part d'influence littéraire qu'exerça Bakounine, dans son action générale, fut absolument nulle. C'était essentiellement un tribun et un agitateur. Et c'est pour cela, qu'après ses discours, sa correspondance doit être considérée comme le véritable monument de son activité. Il serait à désirer que les paroles de Bakounine, rapportées dans leurs mémories, par ses amis et ses compagnons de lutte ainsi que les lettres qu'il leur a écrites, fussent ré;unies autant que possible et publiées en volume. Mais rien encore n'a été fait jusqu'ici.

  Le but que nous nous sommes proposé est de combler si peu que ce soit cette lacune, en publiant ses lettres à Alexandre Ivanowitch Herzen et à Ogareff, en y ajoutant encore celles qu'il a adressées à d'autres personnes. Nous n'avons pas connu Bakounine personnellement et nous n'avons jamais été au nombre de ses coreligionnaires.

  Nous envisageons notre tâche comme un simple essai que ceux qui connurent Bakounine personnellement et qui sont en possession d'autres documents sur sa vie voudront compléter, en livrant ces documents à la publicité et en en donnant un commentaire plus étendu.

  C'est surtout la période de son séjour à l'étranger, à partir de 1840, qui est peu élucidée et pleine de lacunes. Nous sommes un peu mieux renseigné sur sa participation au congrès slave de Prague, en 1848, et à la révolution de Dresde, en 1849.

  Mais l'évolution psychologique qui, à cette époque, s'est opérée en lui et a amené ce conservateur hegelien, qui s'inclinait alors devant la << raison d'être >> de la vie russe, sous Nicolas I, à se faire non seulement l'apôtre du socialisme, mais plus encore, à devenir un révolutionnaire fervent passant de la philosophie abstratie allemande au slavisme et à la révolution sociale, cette évolution, disons-nous, reste absolument incompréhensible. Cependant déjà, au congrès de Prague, il avait nettement affirmé ces tendances. Nous trouvons aussi à ce sujet des indices, vagues encore, il est vrai, dans sa correspondance, mais son action à ce congrès nous reste inconnue, car le compterendu n'en a pas été publié.

  N'ayant pas la possibilité de faire de minutieuses recherches sur l'action de Bakounine, dans la presse de cette époque éloignée; ne pouvant fouiller dans les archives, encore moins nous livrer à une enquête auprès des rares témoins qui ont survécu jusqu'à nos jours, nous sommes forcé d'abandonner toute idée de fournir ici une biographie complète, même succincte, de Bakounine et de nous borner à présenter simplement son curiculum vitoe , en nous servant des documents dont nous avons pu prendre connaissance.

   Néanmoins nous devons observer, que nous tenons les données biographiques sur Bakounine que nous sommes parvenu à réunir, plutôt des personnes qui ne lui furent pas sympathiques, que des intimes de son entourage. Sans doute ces derniers ne manqueront pas de lur opposer, sur la vie de leur éminent ami, des information d'après leur propre point de vue.

   La publication la plus caractéristique qui ait été faite sur Bakounine, se trouve dans les Mémoires de Herzen et surtout dans l'article << M. B. et l'affaire polonaise >>, publié dans ses Æuvres posthumes . les adhérents de Bakounine y virent une caricature et lui-même donna à cet article le nom de << diatribe >> (V. sa letter à Ogareff, p. 354. Cependant les traits intéressants et sympathiques de Bakounine y sont mis en relief, bien que ses défauts n'y soient pas ménagés non plus; et, comme cela arrive le plus souvent dans la vie, << les défauts devinrent des qualités >>. A part cela, tout ce que Herzen dit sur Bakounine est confirmé par différents documents et par les lettres qui suvient. Si nous voulions donner une plus ample caractéristique de Bakounine, nous ne pourrions mieux faire que ce reproduire cet article de Herzen, mais nous avons en vue d'élucider surtout son action politique. Nous ne nous y arrêterons donc que pour examiner les traits psychologiques essentiels de Bakounine et qui determinèrent son activité, nous borant à indiquer leur genèse, dans la measure qui ressort de sa biographie.

   D'après les données que nous possédons sur Bakounine, nous nous le représentons ainsi: un tempérament d'une grande activié et d'une énergie toujours en éveil; un beau talent d'orateur et la facilité d'attirer les gens, de les entraîner, bien qu'éphémèrement 2 ; un esprit logique, apte à juger promptement, mais manquant d'indépendance; privé du génie d'invention et d'observation; plutôt capable de s'assimiler les idées d'autrui, en les poussant à l'extrême, qu'à en engendrer d'originales. Peu enclin, dans ses appréciations, à examiner les différents côtes de son sujet, il se laissait facilement entraîner et devenait exclusif; il envisageait les choses subjectivement 3 , était porté vers l'exagération. Enfin, il se laissait facilement inspirer par autrui et subissait surtout l'influence d'un tempérament énergique. En politique, cette faculté lui assignait plutôt le rôle de partisan que celui de chef. L'éducation qu'il avait reçue dans sa jeunesse contribua encore bien plus à accentuer ses côtés faibles qu'à développer ses facultés et à les mettre en équilibre. Il suffit de rappeler que Bakounine s'était voué d'abord à la carrière des armes, mais que bientôt il suspendit son épée au croc pour se préparer au professorat en philosophie et finit par devenir un agitateur politique. Cette dernière << spécialité >> à laquelle il se voua définitivement, ne se basait nullement sur des études sérieuses d'histoire ou de politque.

   Dans un de ses derniers ouvrages. << L'Empire knoulo-germanique et la Ré;volution Sociale >> (Genève, 1871) il pèche é;videmment contre les notions les plus vulgaires de l'histoire, et, au dé;clin de sa vie, il << é;tudiait >> encore l'ouvrage si é;lé;mentaire, la << Kulturegeschichte der Menschheit >> de Kolb.

   Michel Alexandrovitch Bakounine naquit en 1814.

   Sa famille appartenait à; la noblesse; elle demeurait dans son domaine de Priamoukhino, district de Torjok, dans le gouvernement de Tver. Elle jouissait d'une fortune considé;rable et tous ses membres avaient reçu une sé;rieuse culture intellectuelle.

   A l'âge de vingt ans, Bakounine entra à; l'é;cole d'artilleries à; Pé;tersbourg, où il passa brillamment ses examens; mais, sans qu'on n'en ait pu connaî;tre le motif, il ne fut pas admisdans le garde et son nom fut porté; sur la liste d'un ré;giment caserné; en province. Il s'ennuyait fort dans son village, demeurant la grands partie de la journé;e é;tendu sur son lit, sans quitter sa robe de chambre. Il dé;missionna bientôt et sé;journa tantôt à; Priamoukhino, dans sa famille, tantôt à; Moscou. Dans cette ville il fit connaissance de N. Stanké;vitch, (1835), entra dans son cercle et s'é;prit comme celui-ci de la philsophie allemande. En 1836, il traduisit Fichte Confé;rences sur la destination des é;rudits, pour le << Té;lescope >>, journal que son directeur, Nadejdine, avait mis à; la disposition de Bié;linski et de ses amis, du cercle de Stanké;vitch. Après le dé;part de ce dernier pour le Caucase et, de là;, pour l'é;tranger, où il mourut bientôt, Bakounine marcha à; la tête des é;tudes philsophiques du cercle. En 1837 il é;tudia surtout la philsophie de Hegel et chercha à; la propager. Il dé;veloppa jusu'à; l'extrême conservatisme la thèse de Hegel, que tout ce qui existe dans la ré;alité; a sa raison d'être, et il s'efforçait de justifier même la ré;alité; cré;é;e par le ré;gime de Nicolas I. Il le dé;clarait, en gé;né;ral, dans les articles qu'il publia alors dans << l'Observateur de Moscou >> qui, après la disparition du << Té;lescope >>, passa dans les mains de Bié;linski et de ses amis.

   Bié;linski, tout en demeurant encore sous l'influence des idé;es philsophiques de Bakounine, commençait dé;jà;, cependant, à s'en é;loigner; il finit même par lui devenir hostile. Dans ses correspondance, Bié;linski attibue la cause de leur dé;saccord à; l'orgueil et à; la pré;somption de Bakounine, l'accusant de se mêler des affaires intimes de ses amis, si peu importantes qu'elles fussent, jusqu'à; s'interposer dans leurs habitudes. Enfin Bié;linski accusait encore Bakounine << d'aimer plus les idé;es que les hommes >>. En 1839 il é;crivait à; Stanké;itch:

   << Je me sens revivre avec le printemps; j'ai conscience que je puis mener une certaine existence pour moi-même et par moi-même; qu'il est bêteet ridicule de me plier à; la volonté; d'autrui; que dans le monde chacun a sa propre vocation et son propre chemin à; suivre.

   << Bakounine en est irrité; au plus haut point; il est é;tonné; de voir que j'ai acquis de l'indé;pendence et de la volonté; et que, dé;sormais, il serait dangereux de me monter sur le dos, car je serais capable de le jeter à; terre et, par dessus le marché;, de lui donner des coups de sabots >>.

   Dans un autre endroit Bié;linski dit encore:

   << Je lui é;cris (à; Bakounine) que je suis fatigué; du bel esprit et de la comé;die idé;ale. Notre discussion sur la simplicité; y a contribué; pour beaucoup. Je lui avais dit que s'il y avait lieu de traiter des sujets tels que Dieu ou l'art au point de vue philsophique, comme on parleait d'un morceau de rosbif froid, l'on devait s'en tenir à; un langage simple. Il me ré;pondit que, se ré;volter contre l'idé;al, ce serait se revolter contre Dieu lui-même, et que si je voulais envisager les choses à; fond, je serais un charmant garçon dans le sens de << bon vivant et de bon camarade >> et ainsi de suite.

   << De mon côté;, je voudrais repousser loin de moi toute pré;tention à; devenir un grand homme et rester simplement un homme comme les autres >>...

   Pypine, dans ses é;crits, parle souvent, à; propos de Bié;linski, des dissidences existant entre celui-ci et Bakounine.

   Né;anmoins Bakounine, en compagnie de Katkoff et de Ketcher, alla recoudire Bié;linski jusqu'à; la station du chemin de fer de Tchernaïa Griaz, lorsqu'il quitta Moscou pour prendre, avec Panaeff, le train de Pé;tersbourg.

   Nous trouvons é;aglement ce qui suit, dans les souvenirs de Panæff:

   << Lorsque le train se mit en marche, je me penchai par la portière et je vis Bakounine nous suivre d'un œil triste et tendre à; la fois; Ketcher nous envoya quelques mots d'adieux, en agitant sa casquette; Katkoff restait immobile, les bras croisé;s, le regard mé;ditatif fixé; sur notre compartiment. >>

   Cependant, Bié;linski subissait encore l'influence de Bakounine dans l'ordre des idé;es philsophiques et religieuses. Bientôt après son dé;part, il é;crivit à; Botkine:

   << Mes idé;es sur l'immortalité; sont de nouveau à; l'envers; Pé;tersbourg a la proprié;té; extraordinaire de convertir au christianisme, et Michel(Bakounine) n'est pas é;tranger non plus. >>

   Peu de temps avant ce dé;part de Bié;linski, Ogareff é;tait revenu d'exil à; Moscou. Il appartenait à; un cercle qui, en politque, suivait les idé;es pré;conisé;es par les Français au dix-huitième siècle et par la grande Ré;volution, ainsi que par le socialisme de Saint-Simon; il fit connaissance avec les membres du cercle de Sanké;vitch et, parmi ceux-ci, rencontra Bié;linski, Bakounine et Katkoff. Bientôt, le premier alla s'é;tablir à; Pé;tersbourg, et ses amis, Bakounine et Katkoff, commencèrent à; fré;quenter Ogareff qui é;tait marié;. A la fin de 1839, celui-ci é;crivait à; Herzen, encore en exil à; Wladimir, au sujet de ses connaissances anciennes et nouvelles qu'il recevait chez lui; parlant entr'autres de Bakounine, il dit:

   << Bakounine, aussitôt qu'il reste seul, se plonge dans la philsophie de Hegel; s'il se trouve en compagnie, il s'absorbe aux échecs, au point de ne rien entendre de ce qu'on dit. >>

   C'est par Oagreff que Biélinski et Bakounine apprirent à connaître Herzen.

   Le hegelianisme conservateur de Bakounine et de Biélinski leur valut de violentes répliques de leur nouvel ami, que ces débats engagèrent cependent à étudier la philsophie allemande, et tout particulièrement les théories de Hegel.

   Herzen lui-même, rapportant ses conversations d'autrefoios avec Biélinski et Bakounine, raconte que, s'adressant un jour à Biélinski, il lui dit, croyant le confondre au point de vue révolutionnaire:

   -- << Vous arriverez enfin à prétendre que l'effroyable absolutisme sous lequel nous vivons actuellement a sa raison d'être et qu'il doit exister. >>

   -- << Certainement >>, répondit Biélinski, qui, là-dessus, se mit à réciter la poésie de Pouchkine: Anniversaire de Borodino.

   << C'était plus que je n'en pouvais supporter: après cette déclaration, une lutte désespérée s'engagea entre nous. Or, ce désaccord se propageant chez les autres membres de notre cercle, celui-ci se divisa en deux camps. Bakounine essaya de concilier les deux partis, d'élucider la chose, afin d'étouffer toute cette affaire; mais plus d'accord sincère ne fut désormais possible entre nous. Irrité, ne pouvant obtenir satisfaction, Biélinski s'en alla à Pétersbourg, et de là, lança ses foudres contre nous, dans un article qu'il intitula également: L'Anniversaire de Borodino.

   << Je rompis toutes mes relations avec lui. Quant à Bakounine, bien qu'il s'intéressât encore à ces débats, il devint songeur et bientôt son tact révolutionnaire l'emporta de l'autre côté.

   << Biélinski reprocha à Bakounine sa faiblesse et les concessions qu'il faisait, à un tel point, ajoutait-il, que ses amis et ses admirateurs en étaient effrayés. Ceux-ci firent, en effect, chorus avec Biélinski, haussant les épaules, car ils nous regardaient de haut, nous considérant comme des arriérés. >>

   Peu de temps après avoir fait la connaissance de Herzen, Bakounine lui demonda (le 20 avril 1840) de lui prêter cinq mille roubles, pour aller faire des études à Berlin. Ce subside lui fut accordé par Herzen et Ogareff, sinon en totalité, du moins en grande partie. Et bientôt après, Bakounine se mit en route, passant par Pétersbourg. A cette époque se produisit un événement d'un caractère particulier, qui mit tous les amis de Bakounine en froid avec lui. Il s'immisça dans les relations peresonnelles de Biélinski, de W. Botkine et de Katkoff, qui s'en froissèrent au dernier point. Niéwiédienski s'exprime très nettement à ce sujet, ajoutant que Bakounine << avait répandu quelques cancans sur Katkoff, où il ne figurait pas tout seul. >>

   Bien que Bakounine se plût à écouter toutes sortes de potins, et, souvent, ne pût retenir sa langue, assurément il ne s'agit pas ici d'un cancan dans le sens vulgaire du mot; c'était plutôt une manie chez lui de tout réduire en théorie, même les choses les plus insignifiantes de la vie de ses amis; semblable en cela au type dépeint par Tourguéneff dans son Hamlet du district de Slchigry et dans son Roudine, ce qui, d'ailleurs, était d'une pratique courante dans le cercle philsophique de Moscou.

   Quelque temps auparavant, Katkoff avait recommandé Bakounine à Karévski, directeur des Annales patriotiques, non seulement comme un collaborateur utile pour la partie philsophique de sa revue, mais encore comme une personne qui lui était chère. Cependant, bientôt après, Katkoff rencontrant Bakounine chez Biélinski à Pétersbourg (au commencement d'août, 1840), se laissa aller aux insultes et même aux voies de fait. Bakounine demanda réparation, mais en même temps il trouva moyen d'arranger l'affaire, de sorte que le duel n'eut pas lieu.

   A propos de cet incident, Ogareff écrivit à Herzen:

   << Probablement l'un a gifflé l'autre et c'est celui-ci (Bakounine) qui a empoché l'atout. Je regrette infiniment d'avoid nourri ce reptile. Sa conduite envers Botkine a été si ville qu'on ne trouve pas de mots pour la qualifier; je pense qu'il serait bon, non seulement de nous éloigner complétement de lui, mais de lui refuser tout net notre appui dans l'avenir. C'est un homme auquel il me répugne de donner la main. Tu as agi très sagement en ne l'admettant pas dans ton intimité. On en a le cœur gros, mais qu'y faire, mon ami? Il faut avouer que notre séjour à Moscou ne nous procura pas de connaissances bien agréables: deux hommes d'esprit, dont l'un est un petit garçon, et l'autre un coquin; voilà tout ce que nous y avons rencontré. >>

   Le premier de ces deux titres désobligeants se rapporte à Katkoff et le second à Bakounine.

   Quant à Herzen, il inscrit sur son carnet en 1843, peu après la publication de l'article de Bakounine: << Du talent, mais caractère détestable et mauvais sujet >>.

   Le 4 octobre 1840, Biélinski écrivit à Botkine, à propos du départ de Bakounine pour l'étranger:

   << Cependent Herzen, cet << esprit spéculatif >> 4 affirme qu'on peut estimer Bakounine à cause de son intelligence, mais qu'il est impossible de l'aimer, ce que d'ailleurs on peut voir aussi d'après les lettres de ses amis de moscou, qui ne lui portent qu'une médiocre estime >>.

   Toutefois ces malentendus entre Bakounine et Biélinski, Botkine et Katkoff, le mécontentement général que provoqua contre lui Bakounine, dans certains cercles littéraires de Pétersbourg et de Moscou ne pouvaient ne laisser de trace et ne pas influencer ses relations avec ses amis. Et en effet, il quitta Pétersbourg pour ne plus rentrer en Russie qu'en 1851, lorsque, extradé par l'Autriche, il fut directement écroué dans la citadelle des saints Pierre-et-Paul. Ses discussions avec les littérateurs russes, dont plusieurs exerçaient encore leur action en 1860, laissèrent indubitablement des traces profondes dans son âme. Cela résulte déjà des appréciations sévères qu'il fait de certains hommes, dans ses lettres écrites d'Irkoutsk à Herzen.

   Le 11/23 octobre 1840, Bakounine écrivit à Herzen, de Berlin. D'après cette lettre, on peut voir que Bakounine s'intéressait déjà à la situation politique de l'Allemagne. Toutefois, et durant quelque temps encore, il n'abandonna pas la sphère des intérêts philosophiques et abstraits, soutenus dans les << Droits >> de Hegel.

   Nous trouvons dans les souvenirs du baron Bernhard Uexküll de Fickel, originaire des provinces Baltiques et camarade de Bakounine, des renseignements sur les premières années de son séjour à l'étranger.

   Dans ses Souvenirs de Tourguéneff, publiés par la Revue Baltique, le baron Bernhard écrivit:

   << Durant l'hiver de 1839-1840, j'allais au cours de logique du professeur Werder, à Berlin. Ce cours n'était pas très fréquenté et je remarquai bientôt deux jeunes gens qui parlaient russe, avec lesquels je ne tardai pas à faire connaissance. C'étaient Ivan Tourguéneff et Michel Bakounine, qui, en même temps, faisaient leurs études historiques et philsophiques à Berlin. Tous les deux étaient des adeptes enthousiastes de la philsophie de Hegel, qui nous apparaissait être la clef de la connaissance de l'univers.

   << ... En bons compatriotes, nous nous rapprochâmes bientôt les uns des autres, nous réunissant deux fois par semaine, tantôt chez moi, tantô chez les deux amis, qui demeuraient ensemble, pour étudier en commun la philosophie et discuter à ce sujet.

   << De bon thé russe, chose rare dans le temps à Berlin, et des sandwichs composaient l'assaisonnement matériel de nos soirées. Jamais la moindre quantité de vin ne figura à ces réunions et cependant, souvent l'aube naissante nous surprenait à discuter. Durant ces débats, Tourguéneff restait sur le terrain historique et jamais je ne l'ai entendu émettree l'idée, que l'abolition du servage en Russie fût un but poursuivi par lui, ou même son vœu le plus ardent, comme on se plaît à l'affirmer à présent.

   << Bakounine lui-même, qui, dans ses désidératas, allait bien plus loin, n'espérait voir l'affranchissement des serfs que dans un avenir encore éloigné. >>

   Au mois d'avril 1841, Katkoff écrivit à Kraévski, que Bakounine était disposé à donner des articles pour Les Annales patriotiques. Peu de temps après, il lui écrivait encore que Bakounine préparait un ouvrage ayant pour titre: << De l'état actuel de la philosophie en Allemagne. >>

   Longtemps après, en 1870, Katkoff raconta la participation de Bakounine à la retraite aux flambeaux -- Fakelzug -- que les étudiants de Berlin avaient organisée en 1842, en l'honneur de Schelling.

   << La figure de Bakounine, dit Katkoff, se fixa dans notre mémoire d'une façon très caractéristique. Un jour, les étudiants se réunirent en cortège pour le Fakelzug, afin d'honorer le célèbre professur. Un grand nombre de jeunes gens stationnèrent devant la maison du jubilaire; lorsque le vénérable vieillard apparut au balcon, pour remercier de cette ovation, un puissant Hoch! retentit dans l'air et, dans cette masse de voix, une voix criait plus fort que toutes les autres, c'était celle de Bakounine. Ses traits n'offraient plus qu'une bouche béante, tonnante. Bakounine criait plus fort, apportait plus d'empressement que tout let monde, bien que le jubilaire lui fût parfaitement étranger; il ne connaissait pas le professeur personnellement et ne suivait pas son cours. >>

   Katkoff tombe là dans l'exagération, attendu que Schelling n'était pas tout à fait inconnu de Bakounine, comme on peut le voir d'après sa brochure << Schelling et la révélation. >> Il suivait même son cours à Berlin. Toutefois, Katkoff nous laisse ainsi entrevoir un des traits les plus caractéristiques de Bakounine, sa facilité à s'inspirer des sentiments du milieu dans lequel il se trouvait, et à les pousser à l'extrême. Enfin, si cette communication de Katkoff était authentique, elle serait encore très caractéristique pour Bakounine, au point de vue de la rapidité avec laquelle il pouvait passer d'une ovation à la polémique, puisque, peu après, il en entama une avec Schelling, dans sa brochure: << Schelling et la révélation; critique d'un nouvel essai réactionnaire contre la philosohpie libre. >>

   Bien que cette brochure soit anonyme, il ressort d'une lettre d'Arnold Ruge, dont nous donnons un extrait plus loin, que Bakounine en était l'auteur.

   Dans cette brochure on ne trouve aucune allusion à une discussion politique ou sociale; la lutte est engagée sur un terrain purement philosophique.

   Pue de temps après, Bakounine écrivit un ouvrage plus populaire et d'un plus grand intérêt social, qu'il publia dans les Hallische Iahrbücher, rédigées par Arnold Ruge.

   Dans cet article, tout en commentant le système de Hegel, il glorifie l'action politique et les traditions révolutionnaires dans un esprit absolument antichrétien et démocratique (Strauss, Feuerbach). Le gouvernement prussien supprima les Hallische Iahrbücher, mais Ruge reprit sa publication à Leipzig, sous le titre de Deutsche Iahrbücher. Bakounine alla trouver Ruge à Dresde, il fit paraître dans les numéros 247-251 de ce journal un nouvel article: << La réaction en Allemagne, fragment publié par un Français >>, qu'il signa du pseudonyme de Jules Elizard. L'auteur admet que, seuls, les partis qui ont adopté des théories avancées ont de l'importance. D'après lui, parmi tous les ennemis de la liberté qui existent en Allemagne, on ne doit prendre en considération que les jeunes. Par contre, la jeunesse aristocratique et celle des classes commerciale et bureaucratqie, bien qu'hostiles à la liberté, n'ont pas d'importance; que, seule, est digne d'attention la catégorie des << adversaires des principes de la Revolution qui, en politique, prennent le nom de conservateurs; en droit, --d'école historique, et, dans la science spéculative, --d'école de philsophie positive >>. L'auteur oppose à cette catégorie la négation qu'il voit dans la devise: Liberté, égalité, fraternité, formulée par la Révolution française et qui signifie: << la destruction complète de l'ordre politique et social actuel. >>

   Il attribue la même signification aux sociétés socialistes et religieuses, surgies en Angleterre et en France << totalement étrangères et opposées au monde politique d'aujourd'hui, leur existence reposant sur des bases encore inconnues >>.

   << L'air est lourd et porte la tempête dans ses flancs, c'est pourquoi nous faisons cet appel à nos frères aveuglés: faites pénitence, ô faites pénitence! le [sic] rêgne du Seigneur est proche!-- Nous disons aux positivistes: 5 . Ouvrez les yeux de l'esprit, laissez aux morts le soin d'enterrer leurs morts et comprenez enfin, que ce n'est pas dans les ruines qui vont s'effondrer, qu'il faut chercher un esprit rénovateur, éternellement jeune, l'éternel NOUVEAU-NÉ... >>

   << Soyons donc confiants en cet éternel Esprit qui détruit et anéantit, parce que réside en lui l'éternelle source de tout ce qui vit. L'atmosphère de la destruction est en même temps celle de la vivification. >>

   Cette œuvre de Bakounine, accompagnée d'une annotation de la rédaction de la Revue, très flatteuse pour l'auteur, eut beaucoup de succès dans les cercles littéraires et philsophiques de la jeunesse russe, chez laquelle le contact de conservateurs hegeliens, tels que Biélinski, et de socialistes, tels que Herzen, amena à la création de la << gauche de Hegel. >>

   A cette époque Herzen mentionne dans son carnet:

   << 1843, 7 janvier. -- Les << Deulsche Jahrbücher >> (Les Annales allemandes) sont interdites en Saxe. Nous n'avons pas à nous en affliger, car les éditeurs de ce journal, pleins d'énergie, ne vont pas rester les bras croisés. Et de même qu'ils émigrèrent de Halle à Leipzig, de même, ils se rendront aussi facilement à Zurich, à Genève et même en Belgique 6 . Dans un des derniers numéros du journal a été publié l'article de Jules Elizard sur l'esprit actuel de réaction en Allemagne. C'est un chef-d'œuvre. Son auteur est le premier de tous les Français que j'aie rencontrés qui comprît si bien Hegel et la conception allemande. C'est un cri jeté bien haut par le parti démocratique, plein de vigueur, confiant dans les sympathies des générations présentes et à venir, conscient de sa victoire prochaine. Il étend la main vers les conservateurs, comme aux détenteurs du pouvoir, en leur dévoilant avec une étonnante clarté le sens de l'anachronisme de leurs efforts et les met au ban de l'humanité. De A à Z, l'article est entièrement remarquable. Si les Français pensent entreprendre la généralisation et la vulgarisation de la science allemande, bien entendu après qu'ils l'auront comprise, la grande phase << der Bethætigung >> aura commencé. L'Allemand ne possède pas encore le langage qui y est propre. Nous autres, Russes, nous pourrions y apporter aussi notre concours. >>

   Bientôt Herzen apprit que Jules Elizard n'était pas un Français. il inscrivit sur son carnet, en date du 28 janvier:

   << Nouvelles sur Jules Elizard. Il se purifie de ses anciens péchés... >>

   << 15 février. Une lettre de Jules Elizard... Avec son esprit, il a réussi à se tirer de la toile d'araignée dans laquelle il s'était pris. >>

   Le 7 novembre 1842, Eiélinski écrivit à Botkine:

   << J'ai reçu de bonnes nouvelles de Michel et je lui ai écrit une lettre!! Que cela ne vous étonne pas: on peut bien s'attendre à cela de ma part... Chose étrange, Bakounine et moi nous cherchions Dieu par des voies différentes, --et nous l'avons trouvé dans le même temple. Je sais qu'il renie Werder, je said aussi qu'il appartient à la << gauche de Hegel >>, qu'il entretient des relations avec R... et qu'il comprend Schelling, ce misérable, ce romantique, ce mort vivant. Il a beaucoup péché, il a commis bien des erreurs, mais il porte en lui une force qui efface tous ses défauts personnels, --c'est le principe de l'éternel mouvement qui gît au fond de son âme. >>

   Entre temps, Bakounine alla de Dresde en Suisse, avec le poète allemand Herwegh. Là, il se rapprocha des socialistes allemands qui avaient à eur tête le tailleur-publiciste Weitling. A ce propos, Herzen mentionne dans son carnet:

   << 4 novembre (1843). Les communistes en Suisse. Reproduction mot à mot du rapport de la commission au gouvernement de Zurich. La preimière chose qui m'a frappé dans ce livre, c'est le nom de Bakounine qui était placé non seulement parmi les communistes, mais qui était encore désigné comme l'un des << venins >>. Ils sont arrêtés, donc il l'est aussi. Quel sort étrange que celui de cet homme! Tant qu'il resta en Russie, on n'eût pu lui prédire une fin comme cela. On voit un grand changement dans Jules Elizard. Dans sa logique, rien ne saurait l'arrêter. Que va-t-il advenir de lui? >>

   Le 30 septembre 1844, Herzen note encore:

   Le préfet de Paris avisa Bakounine d'avoir à quitter la ville! Regardez-le seulement! Un exaltado espagnol disait: Bakounine est allé beaucoup trop loin; emprisonné à Zurich, expulsé de Paris. >>

   Il paraît donc que des bruits exagérés couraient à Moscou sur Bakounine qui, en réalité, n'avait subi ni la prison à Zurich, ni l'expulsion de Paris. Au contraire, d'après les lettre de Ruge, on voit qu'en 1844 Bakounine était bien tranquille à Paris.

   Le 2 mars, 1845, Herzen écrivit dans son carnet:

   << Entr'autres, l'article de Bakounine dans La Réforme, -- c'est le langage d'un homme libre; il nous appraît étrange, nous n'avons pas l'habitude de ces choses-là. nous sommes habitués aux allégories, à la parole libre seulement intra muros, et nous nous étonnons en entendant un Russe parler librement, comme quiconque, enfermé dans un souterrain, s'étonnerait de voir la lumière. >>

   Nous n'avons pu savoir de quel article de Bakounine il s'agit ici.

   Grâce à l'obligenance de M. le professeur Stern à Zurich, nous avons obtenu de M. le professeur Schweitzer, directeur des archives dans cette même ville, les extraits suivants de la correspondance de la police, relativement à Bakounine:

   << Le 25 uillet 1843, l'ambassade russe, en accusant réception du rapport de la commission sur les communistes en Suisse, demanda de plus amples renseignemenets sur le sujet russe Bakounine, mentionné dans le rapport, p. 64. >>

   Le 12 septembre le conseil de police communiquait au Conseil du gouvernement de Zurich:

   <<... Cet individu avait demeuré chez M. l'architecte Stadler à Enge, du 14 janvier au 26 juin. Dans les derniers jours, quelque temps avant l'arrestation de Weitling, sous prétexte d'affaires importantes, il était reparti sans faire viser son passeport, délivré à Tver et visé à l'ambassade russe à Berlin et à Dresde, (danslequel il est désigné comme enseigne au régiment des grenadiers), au bureau de Statthaltereivizium de Zurich. D'après les bruits qui courent, Bakounine doit se trouver à présent, à Genève ou dans ses environs. Il a étudié à Berlin, d'où l'on voulait le faire repartir pour la Russie. Au lieu de se rendre dans ce pays, il a préféré prendre le chemin de l'Allemagne, et de là il est venu en Suisse. Ici, il s'adonne aux études et aux travaux littéraires, notamment à la traduction d'un ouvrage sur la Révolution française, dont quelques feuilles imprimées ont été trouvées parmi les papiers de Weitling, et qui, cependent ne furent pas confisquées. il était en relation avec Tollen, Frœbel, le professur Vogeli (M. Henri?) Il correspondait aussi avec le célèbre Ruge.

   << Après son départ, il laissa des dettes considérables, malgré que Tollen eût beaucoup payé pour lui, notamment aussi 100 francs de loyer à M. Stadler, chez lequel Bakounine avait abandonné sa bibliothèque. >>

   Tout cela fut communiqué à l'ambassade russe. Le 17/29 septembre, 1843, A. de Struve, ambassadeur russe à Berne, écrivit au gouvernement de Zurich, en réponse à sa communication du 16 septembre7

  << Le souissigné n'a pas tardé de porter à la connaissance du ministère impérials les renseignements qu'elle renfer me sur le sieur Bakounine, dont les liaisons avec les personnes compromises dans le procès intenté à Zurich au communiste Weitling, ont dû attirer l'attention de la Légation Impériale. Le sieur Bakounine continuant à séjourner dans ce pays, elle serait très reconnissante de toutes les informations concernant les allures de ce voyageur qui pourraient parvenir à la connaissance du gouvernement de Zurich >>.

   Le 18 février 1844 la Kantonalpolizeidirection (Direction de la police cantonale) de Berne informe le conseil de police de Zurich, sur sa requête datée du 15 février, que Bakounine avait séjourné pendant un certain temps à Berne, mais qu'il avait quitté la ville depuis quelques jours, sans demander de passeport à l'ambassade russe, et qu'il s'était dirigé sur Bade, pour, supposait-on, se rendre ensuite en Belgique.

   Le 27 février 1844, Waadt rapporte8:

   << Bakounine a passé quelque temps en 1843 à Nyon, puis il est parti subitement pour faire un voyage en Allemage; à son retour il a séjouné quelque temps dans la commune de Parngins; enfin, le syndic lui ayant fait observer que ses papiers n'étaient point en règle, il est reparti; dès lors il n'a plus reparu. >>

   D'après la communication du professeur Schweitzer9, il paraît que dans les papiers de Weitling on n'a rien trouvé sur Bakounine, mais il serait difficile de l'affirmer, vu que ces lettres sont pour la plupart signées de pseudonymes. Toutefois il n'y est pas question d'expulsion.

   Plus tard Herzen raconta dans le Cloche du 15 janvier 1862, qu'assuitôt après le rapport de Bluntschli, Bakounine reçut l'ordre de rentrer en Russie:

   << Il n'y alla pas. Nicolas le renvoya devant les tribunaux; le sénat le declara destitué de son grade, de ses titres de noblesse, etc. Il partit pour Paris. >>

   Dans sa brochure: << Le nihilisme russe. Mes relations avec Herzen et Bakounine >>, (Leipzig, 1880), Ivan Golovine rapporte que lui et Bakounine avaient reçu en même temps l'ordre de rentrer en Russie, mais que, comme il s'y refusèrent, il furent destitués, par le sénat, de tous leurs droits civiques. L'ambassade russe en France, à la tête de laquelle était le comte Kisseleff, annonça par la << Gazette des tribunaux >>, que Golovine et Bakounine étaient condamnés pour leurs ouvrages révolutionnaires et leur refus de entrer en Russie. Golovine raconte plus loin que, pendant ce temps, Bakounine avait reçu des secours en argent de Botkine; mais lorsqu'il quitta Paris, c'est Nicolas Invanowitch Tourguéneff, qui le voyait souvent, qui lui remit la somme nécessaire pour son voyage. A Bruxelles, il trouva un soutien dans un Polonais, le général Skrzinecki.

   Nous avons quelques renseignements intéressants sur cette époque de la vie de Bakounine dans la correspondance d'Arnold Ruge, datant de 1825-1880, éditée par Paul Nerrlich, en 1886, à Berlin.

   Au mois d'avril, 1842, Ruge écrivit de Dresde à Rosenkranz. Apràs avoir contesté le titre de philosophe à Schelling, il lui recommande la brochure Schelling et la révélation dans les termes suivants:

   << Lis seulement cette brochure, elle est d'un Russe, Bakounine, qui, à présent, demeure ici. Figure-toi que cet aimable jeune homme a devancé toutes les vieilles bourriques de Berlin. Cependant, je crois que Bakounine, que je connais et que j'aime beaucoup, ne sera pas bien accueilli ici, comme littérateur, à cause des affaires russes. Plus tard il sera, peut-être, à l'université de Moscou. >>

   Le 2 septembre, Arnold érit à son frère Louis Ruge:

  << Müller10 est ici, aussi les Bakounine. Je les vois souvent. L'aîné des Bakounine est très instruit et il a beaucoup de goût pour la philsophie. >>

   Le 7 décembre, Ruge érit à Prutz:

   << C'est dommage que tu ne sois pas avec nous. Ici on vit au milieu d'hommes doués d'un esprit éveillé et qui pour la plupart ont de l'importance, pour ne nommer que Frank, Bakounine (le Russe), Müller, Köchly, Kessler; on vit bien mieux que dans les trous de vieilles universités démodées. >>

   Le 8 mars 1843, Ruge écrivit à Frœbel, à propos de ses Anecdotes:

   << Je ne désire qu'une chose, c'est que ce livre soit connu et lu de Strasbourg à Paris, a fin que les Français puissent se rendre compte de nos luttes... Bakounine a dû en avoir écrit à Pierre Leroux et lui présenter toute la chose clairement et authentiquement. >>

   Le 3 mai, Arnold Ruge écrit à Louis Ruge:

   << Mon voyage en Suisse est suspendu. Bakounine auquel j'ai fait tant de crédit, se trouve de nouveau embarrassé pour me payer cette dette, aussi bien que les autres. J'avais pleine confiance et lui et je dois avouer que j'éprouve un sentiment de vive contrariété en me voyant obligé de croupir ici tout l'été à cause d'un homme qui m'est étranger. Je me suis porté caution pour lui auprès de Bondi et, ces jours encore, j'ai payé pour lui 306 thalers, après lui avoir prêté déjà une somme de 2500 thalers, lors de son voyage en Suiise avec Herwegh. >>

   Le 26 août 1843, Ruge écrivit de Paris à sa femme, que, lors de son passage à Genève, il avait vu Bakounine.

   En 1844, Ruge le rencontre à Paris. Dans sa lettre datée du 16 octobre, il écrit à Frœbel:

   << ... Bakounine est toujours plein de belles espérances et bonnes intentions; il est d'un homour intarissable; mais il me semble qu'il est voué à ne rester toute sa vie qu'on bon camarade et qu'il n'arrivera jamais à étendre son action ni à entrer dans la vie publique. Dans un salon il ne lui manquerait rien, mais il lui manque beaucoup trop sur le terrain de la science, dans l'atmosphère des littératures, pour lui étrangères ou, au moins, avec lesquelles il ne s'est pas familiarisé >>.

   Le 20 octobre, Ruge écrivit de Paris à Fleischer:

   << Bakounine m'a rendu visite. Il a déjà si bien oublié son allemand, qu'il fait faute sur faute et ne trouve plus les mots. Bakounine reste toujours le même charmant garçon. >>

   Le 24 novembre 1844, Ruge écrivit encore à Fleischer:

   << Ne manquez pas de lire Custine, sur la Russie. Comme il dépeint admirablement dans son livre les Russes cultivés! On y retrouve toujours Bakounine; on dirait que l'auteur l'avait devant lui. Je ne pouvais en croire mes yeux: mon sujet exceptionnel se retrouve là comme type général, tant la culture est étendue dans toutes les familles des grands seigneurs russes! Ils savent parler de tout ce qui est élevé. Lisez le livre, et vous en serez convaincu...

   << J'ai vu Bakounine une fois chez moi. Nous parlâmes de Herwegh, qui, de nouveau, est ici, et Bakounine, qui l'aime beaucouop, semblait s'efforcer de nous réconcilier. Mais ce n'est pas faisable, car nous ne sommes pas ennemis, mais nous ne nous convenons pas.

   << ... La valeur de notre ami Bakounine, au point de vue de la vie publique, m'appraît aussi problématique que celle de Ribbentrop. Tant d'années se sont déjà écoulées, pendant lesquelles il a fait des plans, sans qu'on les voie jamais mis à exécution, que bien d'autres se passeront encore, sans doute, de la même manière. Néanmoins, son influence dans la vie privée est toujours bienfaisante et toute sa personne est aimable. Cependant, il me serait impossible de contracter avec lui une amitié à la manière allemande, reposant bien plus sur l'habitude que sur le mérite personnel; pour les Russes, ça va bien, mais pour moi, non, car, hélas! [sic] lui aussi a été attiré vers moi par le mérite qu'il m'avait attribué à son arrivée à Dresde >>.

   Le 17 décembre, il écrivit à sa mère:

   << La malchanceux << Vorwærts >>11 va dégringoler; son scandaleux directeur Bernays est condamné à 300 francs d'amende et à deux mois de prison. On voulait simplement lui donner sur les doigts et, ma foi, le coup a merveilleusement porté il est à présent hors de lui et se demande à quel arbre il ira se pendre?

   << On s'étonne de ces héros qui, devant deux mois de prison, se hâtent de rentrer leurs cornes. Le propriétaire de cette feuille stupide voit bien, à présent, qu'il n'était pas tombé entre bonnes mains, et il me prie de lui venir en aide. Il se repent d'avoir laissé passer les viles attaques de Marx contre moi; Bakounine avait aussi protesté. Figure-toi que Bakounine, qu'avec mon argent, j'ai sauvé de la Sibérie et de tous les diables, s'est joint contre moi à toute cette canaille; il cherche maintenant à se discupler, en essayant de me persuader qu'il n'avait pas lu les choses que, cependant, il avait rédigées de concert avec eux. Tu peux être certaine que jamais, dorénavant, je n'entrerai en aucunes relations avec toute cette compagnie. >>

   Et plus loin, il dit:

   << On rest à la campagne; quel beau séjour! J'espère que nous nous reverrons, et encore sans avoir ici Marx ni Bakounine, car je suis très affecté de leur conduite à mon égard. >>

   Quelques mois plus tard, Ruge écrivait à Fleischer:

   << J'entends dire de Bakounine qu'il s'est lancé dans le grand journalisme. Alors, il cherche donc, enfin, sur ses vieux jours, à exercer son activité. >>

   Probablement Ruge fait allusion à la collaboration de Bakounine à << La Réforme. >> Collaboration sur laquelle nous n'avons pas de plus amples renseignements.

   Plus tard, ce même Ruge dans ses << Souvenirs de Michel Bakounine >> (Neue Freie Presse, 1876, 28-29 september), se rapportant à la même période, nous donne sommairement la caractéristique suivante de son ami:

   << Bakounine s'adonna corps et âme au mouvement intellectuel en Allemagna de 1830-1840, et durant les années suivantes; après avoir, à Berlin, appris à connaître la philsophie de Hegel, il s'est emparé encore de la dialectique vivante, cette âme créatrice de tout l'univers. Il me rendit une visite à Dresde, oû je publiais les << Deutsche Jahrbücher >>. Nous nous entendîmes sur l'extension pratique des théories abstraites et sur la révolution prochaine. Nous avons contracté un pacte d'amitié et je lui prêtai loyalement assistance losqu'il s'attira les soupçons de la diplomatie russe et qu'il compromit sa sécurité à Dresde.

   << Cela lui fût arrivé plus tôt, d'ailleurs, s'il n'avait pas pris le pseudonyme de Jules Elizard, en publiant dans le << Jahrbücher >> son article intitulé: << La réaction en Allemagne >>. Car, cet article, qui remplit une vingtaine de colonnes dans les numéros d'octobre, 1842, révélait déjà Bakounine tout entier, jusqu'au Bakounine social-démocrate, bien que ce travail se présentât au public sous forme de pure étude philosophique, qui, peut-être, n'était pas très courante à l'ambassade russe de Dresde, non plus qu'ailleurs.

   << La dialectique puissante et la franchise avec laquelle le jeune Russe annonçait l'anéantissement de toute cette pourriture, n'étaient, à cette époque, vraiment, possibles que sous une forme scientifique, incompréhensible, d'ailleurs, pour le censeur lui-même. Aujourd'hui encore nous sommes saisis d'étonnement en relisant cet article, bien que cet exposé nous apparaisse à la lumière des grands événements de notre époque.

   << Bakounine commence ainsi:

   << Liberté, réalisation de la liberté, -- qui oserait nier que dans l'histoire ce mot ne figure en tête de l'ordre du jour? Ses ennemis le reconnaissent aussi bien que ses amis et personne ne se hasarde à se déclarer ouvertement et hardiment comme adversaire de la Liberté. Et cependent, la réalisation de la Liberté était -- la Révolution... >>

   << Bakounine s'attaque ensuite au parti réactionnaire et fait un véritable exposé de la théorie de négation si superficiellement conçue par ce parti:

   << Le principe démocratique, dit-il, ne consiste pas seulement dans une large affirmation, mais, aussi dans la négation de ce qui est postif; c'est pourquoi, la démocratie devra disparaître en même temps que ce positif, pour rejaillir, ensuite, librement, sous une forme nouvelle et dans la plénitude vivante de son être. Et cette régénération du parti démocratique en lui-même ne présentera pas un simple changement quantitatif, un élargissement de son existence trop exclusive et par cela même très défectueuse, Dieu l'en garde! -- une telle propagation amènerait l'aplatissement dans le monde entier et le résultat auquel elle arriverait finalement, serait la réalité absolue -- mais bien, une transformation qualitative, une révélation vivante et vivifiante, un ciel nouveau et une terre nouvelle, un monde juvénil, resplendissant de beauté, dans lequel toutes les dissonances qui ont lieu aujourd'hui se confondront et feront place à une harmonieuse unité. >>

   << ... Mais Bakounine va plus loin encore dans son style apocalyptique et dit (en se plaçant déjà au point de vue qu'il admit plus tard):

   << Le peuple, la classe déshéritée qui comprend la plus grande partie de l'humanité, cette classe dont les droits sont reconnus théoriquement, mais qui par sa naissance et sa situation est condamnée, aujourd'hui encore, à la misère et à l'ignorance, donc, en fait, à l'esclavage; cette classe, qui est le peuple proprement dit, prend partout une attitude menaçante; elle commence à compter avec ses ennemis, dont les rangs sont relativement moins nombreux, et à réclammer la restitution des droits qui lui sont reconnus par tout le monde. Les individus comme les peuples sont pleins d'espérances, et tout être humain qui posséde des organes sains attend anxieusement le jour prochain où cette parole libératrice sera, enfin, prononcée. Et, même en Russie, ce pays de neige, d'une étendue infinie, que nous connaissons si peu et qui, peut-être, aura un grand avenir, même en cette Russie on voit s'accumuler des nuages noirs, des nuages annonçant l'orage!...Oh! [sic] l'atmosphère est lourde, elle porte la tempête dans ses flancs! >>

   << Il ne suffit pas de dire que Bakounine avait une instruction allemande; il était à même de laver la tête philsophiquement aux philsophes et aux politiciens allemands eux-mêmes, et de présager l'avenir qu'ils évoquaient sciemment ou malgré eux. J'ai fait quelques citations de ce remarquable article. Il mérite d'être relu en entier et cela ne m'étonne pas que de ci, de lè, quelques-uns de ceux qui ont reçu l'initiation et ne restent pas étrangers aux mystères de la logique des Grecs et des Allemands, se rappellent des paroles prophétiques de Jules Elizard, énoncées dans les derniers numéros des << Deutsche Jahrbücher >>.

   Et plus loin:

   << ... Après son départ de Dresde 12 il se trouvait dans l'obligation, à son tour, de compter aussi avec les nécessités matérielles, et moi-même je me vis parmi ces philistins qui durent s'en ressentir. Sa famille l'abandonna à ses propres ressources; il partit donc, fuyant non seulement les poursuites des autorités russes, mais encore pour se dérober à ses manichéens, comme disent les étudiants 13. Sa négation sur un point si substantiel, m'éloigna de lui, et lorsque, au mois de février, son père se refusa à me payer le billet que le fils m'avait souscrit, mes yeux furent dessillés et je me vis la dupe de notre Bruderschaft au nom de Hegel. Cependent, je ne lui en ai pas gardé rancune. Après la disparition des << Jahrbücher >> je rencontrai de nouveau Bakounine à Paris; nous nous réconciliâmes, mais dans nos relations les questions d'argent furrent, depuis, expressément écartées.

   << En revanche, dans le théorie, la question économique devint la base fondamentale de nos discussions, et nous abordâmes toutes les formes du socialisme. Mes opinions différaient sur ce point de celles de Marx, tandis que Bakounine s'alliait à lui et aux communistes. Cependent, lorsque je le rencontrai plus tard dans la rue de Rivoli et entamai une conversation là-dessus, il ne voulut pas le reconnaître et me déclara, qu'au contraire, la Révolution se réalisera dans le sens politique et non au point de vue des socialistes; que le communisme était logiquement impossible. Je lui fis connaître George Sand, Chopin et Lamennais, mais je le voyais beaucoup plus rarement qu'à Dresde, où nous nous rencontrions tous les jours au Musée ou ailleurs >>...

   En 1847, herzen vint à Paris et y rencontra Bakounine. Nous ne trouvons que peu de renseignements sur leurs relations, à cette époque, dans les Mémories de Herzen.

   L'auteur décrit ainsi leur première rencontre à Paris.

   << ... Le voilà Bakounine, en personne.

   << Je le rencontrai au coin d'une rue; il était avec trois de ses amis et, tout comme à Moscou, il leur prêchait quelque chose en s'arrêtant à tout moment, brandissant de tous côtés la cigarette qu'il tenait à la main. Pour cette fois, le sermon dut rester sans conclusions, car je l'interrompis au beau milieu et entraînai le prédicateur avec moi, pour aller saisir Sazonoff de stupéfaction par mon arrivée à Paris. >>

   Hrezen mentionne encore à un autre endroit Bakounine, lorsqu'il parle de Proudhon.

   << Je l'ai rencontré deux ou trois fois chez Bakounine, avec lequel il était très intimement lié. Bakounine demeurait alors chez A. Reichel, un musicien, occupant un très modeste appartement dans la rue de Bourgogne, sur la rive gauche de la Seine. Dans ce temps, Proudhon se plaisait à y aller souvent, pour entendre la musique de Reichel et le Hegel de Bakounine; mais les débats philsophiques l'emportaient sur les symphonies.

   << Ces débats me rappleèrent les fameuses << vépres >> chez Tchaadaeff, lorsque Bakounine et Khomiakoff y passèrent des nuits entières, toujours discutant sur ce même Hegel.

   << Un soir, (c'était en 1847), Karl Vogt, qui demeurait aussi dans la rue de Bourgogne et rendait souvent visite à Bakounine, parut ennuyé d'écouter les discussions éternelles sur la phénoménologie, et s'en alla chez lui. Le lendemain matin, il revint pour chercher Reichel, avec lequel il devait aller au Jardin des Plantes. Étonné d'entendre à cette heure mainable une conversation animfve dans la chambre de Bakounine, il ouvre la porte et que voit-il? Proudhon et Bakounine assis à la même place où il les avait laissés la veille, devant le feu éteint de la cheminée, terminant par quelques phrases brèves les débats qu'ils avaient entamés le soir. >>

   Dans ses souvenirs de Sazonoff, doyen des réfugiés politiques russes à l'étranger, Herzen fait le récit suivant:

   << Après les premières journées bruyantes de mon séjour à Paris, commencèrent les conversations sérieuses qui me démontrèrent aussitôt que nous n'étions pas accordés sur le même ton. Sazonoff et Bakounine ne furent pas satisfaits des nouvelles que je leur apportais, nouvelles qui se rattachaient bien plus au monde littéraires et aux choses universitaires qu'à la politique. Ils s'attendaient à des informations sur les partis, les sociétés, les crises ministérielles (sous Nicolas!), sur l'opposition (en 1847!). Moi, je leur parlais des cours à l'université, des conférences publique de Granovski, des ouvrages de Biélinski, de l'état d'esprit chez les étudiants et même chez les séminaristes.

   << Ils s'étaient déjà passablement éloignés des intérêts de la vie russe et se préoccupaient beaucoup trop de la Révolution << générale >> et des questions françaises, pour comprendre que, chez nous, la publication d'un voluume, comme les << Ames mortes >> 14, avait beaucoup plus d'importance que la nomination de deux Paskevitch au grade de Feldmarschals et deux Philarète, au rang de métropolitains. Privés de livres et de journaux russes, ne pouvant entretenir de relations régulières avec la Russie, ils la jugeaient plutôt théoriquement, d'après des souvenirs qui, généralement, de loin, présentent les choses sous un jour artificiel. >>

   Pendant son séjour à l'étranger, depuis 1840 jusqu'à la fin de 1847, Bakounine écrivit une demi-douzaine d'articles pour les journaux et se déshabitua complétement du travail littéraire, auquel il s'était voué d'abord de 1836-1839. De cette amnière il arriva à l'état d'un homme sans profession, d'un déclassé.

   Aussi sympathisait-il beaucoup avec tous les déclassés(15) et fondait-il de grandes espérances sur eux. Dans une de ses lettres à un espagnol sur les affaires d'Italie, datée d'avril 1872, il écrivait ceci(16):

   << ... De sorte que l'Italie, après l'Espagne, et avec l'Espagne, est, peut-être, le pays le plus révolutionnaire à cette heure. Il y a, en Italie, ce qui manque aux autres pays, une jeunesse ardente, énergique, tout à fait déclassée, sans carrière, sans issue, et qui, malgré son origine bourgeoise, n'est ni moralement ni intellectuellement épuisée, comme la jeunesse bourgeoise des autres pays. Aujourd'hui, elle se jette à tête perdue dans le socialisme révolutionnaire... >> (L'Alliance de la Démocratie Socialiste et l'Association Internationale des Travailleurs. Rapport et documents publiés, par order du Congrès International de la Haye. Londres et Hambourg, chez Otto Meissner, 1873, p.136).

   Entraîné par ses sympathies pour les déclassés, Bakounine regardait d'un œil sceptique, même les ouvriers de profession. Dans son ouvrage: << l'Etat et l'Anarchie >> (t. I, p. 8), nous lisons:

   << Oui, l'avènement de la Révolution sociale n'est dans aucun pays si prochain qu'en Italie... En Italie, il n'existe pas, comme dans d'autres pays de l'Europe, une classe d'ouvriers privilégiés, qui, grâce à leur gain considérable, se targuent de l'instruction littéraire qu'ils ont acquise; ils sont à un tel point dominés par les principes bourgeois, leurs aspirations et leur vanité, qu'ils ne diffèrent des bourgeois eux-mêmes que par leur situation, mais nullement par leur esprit... Au contraire, en Italie, prévaut ce prolétariat en haillons dont parlent MM. Marx et Engels, prolétariat auquel avec eux toute l'Ecole des social-démocrates d'Allemagne témoigne son plus profond mépris. Et ils ont bien tort en cela, car, suel, ce prolétariat en haillons s'inspire de l'esprit et de la force de la prochaine révolution sociale, et nullement la couche bourgeoise des masses ovrières dont nous venons de parler. >>

   Bakounine avait donc essentiellement foi en ce prolétariat en haillons; en 1869 il écrivait à ses amis sur la Russie:

   << Je n'ai foi qu'en ce monde de moujiks, et en ces jeunes gens intelligents pour lesquels, en Russie, il n'y a ni place, ni occupation; cette phalange de quarante mille militants (?!) qui, sciemment ou inconsciemment appartiennent, à la révolution. >>

   Ses espérances sur le << moujik >> ayant été déçues en 1873, Bakounine commence à l'envisager avec un certain scepticisme, en constatant chez lui la paresse. Dans << l'Etat et l'Anarchie >> (appendice a, 10, 15), il énumère << les trois forces principales qui maintiennent la masse du peuple russe dans l'obscurité: 1. Les conditions patriacales de leur vie; 2. l'absorption de l'individu par la commune; 3. la foi au tzar. >>

   Et il reprend plus loin:

   << Le seul qui au milieu du peuple russe a l'audace de se révolter contre la commune -- c'est le brigand. D'où le brigandage constituant un phénomène important dans l'histoire du peuple russe, -- les premiers révolutionnaires de la Russie Pougatcheff et Stenka Razine -- furent des brigands >> (compar. les proclamations).

   Bien que ces points de vue, caractéristiques pour Bakounine, n'aient eu leur entire développement que dans le cours du temps, il est évident que cette conception prit naissance durant son séjour à Paris, alors qu'il s'était entièrement détaché de la vie réelle russe et qu'il avait perdu l'habitude du travail régulier.

   Le 29 novembre 1847, Bakounine prononce un discours au banquet polonais, organisé en commémoration du dix-septième anniversaire de la première insurrection polonaise, discours dans lequel il démontre que la réconciliation entre Polonais et Russes serait réalisable par une action révolutionnaire commune contre le despotisme de Nicolas, et selon lui, cette révolution est prochaine. Dans ses conclusions, il expose l'idée qu'une telle réconciliation russo-polonaise entraînerait en même temps << l'émancipation de tous les peuples slaves, qui languissent sous le joug étranger. >>

   C'est là la première manifestation que nous connaissions de Bakounine en faveur de la question slave. En 1861, il écrivit de San Francisco à Herzen et à Ogareff:

   << Auprès de vous je servirait la cause slavo-polonaise, qui depuis 1846 est devenue mon idée fixe et ma spécialité depuis 1848-1849. >> Cependent la genèse de cette idée, chez Bakounine, reste jusqu'à maintenant encore fort obscure.

   Le résultat immédiat du discours du 29 novembre 1847 fut son expulsion de France, à la requête de Kisseleff, l'ambassadeur de Russie. Bakounine alla à Bruxelles. De là il écrivit à Annenkoff une lettre datée du 28 décembre, 1847, dans laquelle est surtout importante la mention qu'il fait ironiquement de ses << amis slaves >> de Paris. En opposant cette expression à son récit sur Chotkiewiecz, nous sommes amené à conclure que c'était un cercle plus ou moins restreient. Toutefois, il ne comptait pas d'adhérents parmi les Russes, qui, alors, étaient très peu nombreux à Paris, et encore, ceux qui s'y trouvaient ne montraient-ils qu'un intérêt médiocre pour la cause slave. Le plus probable, c'est que ce cercle se composait seulement de Polonais.

   L'idée de Bakounine se rapproche bien plus de la doctrine de Lelewel, -- << gminowladstwo >> (souveraineté du peuple et régime des communes démocratiques), comme base primitive de la vie slave, avant que la noblesse se fût constituée en Pologne. Néanmoins, les relations de Bakounine avec Lelewel sont peu connues. Dans sa lettre à Annenkoff, citée ci-dessus, Bakounine raconte qu'il avait souvent rencontré Lelewel avant son départ pour Bruxelles, en 1847.

   Dans un ouvrage polonais du jésuite Salenski << Genesa i Rozwoj Nihilismu w Rossyi >> (origine et développement du nihilisme en Russie), nous trouvons quelques renseignements sur Bakounine: << Avant 1848, il s'adonna avec ardeur à l'organisation d'une Ligue slave et y attira aussi Lelewel. >>

   Malheureusement, on ne peut guère se fier à cette courte notice sur Bakounine, attendu que cet ouvrage fourmille d'erreurs et d'anachronismes. Cependent, il est certain qu'il y avait communion d'idées entre Bakounine et Lelewel. L'organisation d'une Ligue slave par Bakounine, ou seulement l'idée de l'organiser n'était pas une chose invraisemblable. Mais il est intéressant de noter que, à la fin de 1847, Bakounine craignait que ses amis slaves de Paris n'eussent pris connaissance de son discours prononcé à Bruxelles.

   La république, proclamée en 1848, à la suite de la révolution de Février, rouvrit à Bakounine les portes de la france. Il retourna donc à Paris, mais n'y demeura pas longtemps; Herzen, qui, bientôt après, arriva d'Italie, ne l'y trouva plus.

   Ce dernier raconte ce séjour de Bakounine à Paris dans les termes suivants:

   << Les premiers jours qui suivirent la révolution de Février, furent les plus beaux dans la vie de Bakounine. En s'en revenant de Belgique, où Guizot l'avait contraint de se réfugier à la suite de son discours du 29 novembre, pronocé à l'occasion de l'anniversaire de la révolution polonaise, Bakounine se lance corps et âme dans la révolution. Il ne quitte plus les postes des << Montagnards >>; il y passe ses nuits, mange avec eux et ne se lasse pas de leur prêcher le communisme et << l'égalité du salaire >>; le nivellement, au nom de l'Égalité, l'émancipation de tous les Slaves, l'abolition de tous les États analogues à l'Autriche, la révolution << en permanence >> et la lutte implacable jusqu'à l'extermination du dernier ennemi. Caussidière, préfet des barricades, qui << cherchait à créer l'ordre avec du désordre >>, ne savait plus comment se débarrasser de ce cher prédicateur; d'accord avec Flocon (membre du gouvernement provisoire), il imagina, et effet, de l'envoyer, avec une fraternelle accolade, chez les Slaves, dans l'espoir qu'il s'y casserait le cou. << Quel homme! Quel homme! >> disait Caussidière de Bakounine. << Le premier jour de la révolution c'est un trésor; le second jour, il est bon à fusiller >>.

   << Dites à Caussidière, fis-je un jour observer, en plaisantant, à ses amis, qu'il diffère justement en ce point de Bakounine, attendu que lui, Caussidère, est aussi un brave homme, mais qu'il vaudrait mieux qu'on l'eût fusillé la veille de la révolution. Plus tard, lorsque il vint se réfugier à Londres, je lui rappelai ce propos. Ce préfet exilé frappa de son poing formidable sa puissante poitrine avec force, comme s'il eût voulu enfoncer une poutre en terre et s'écria: << Je le porte ici, Bakounine! >>

   Il serait intéressant de vérifier ce fait, rapporté par Herzen, à savoir si Caussidière et Falocon avaient envoyé Bakounine chez les slaves.

   Golovine nous apprend, qu'en 1848, << Bakounine demeurait chez le musicien Reichel, un Saxon, et qu'il dirigea une grande manifestation ouvrière contre la garde nationale, (contre les << bonnets à poils >>, 17 mars, 1848). Flocon, qui, auparavant, avait collaboré à << La Réforme >>, et qui, maintenant, était ministre des Travaux Publics, disait qu'il n'y aurait pas moyen de gouverner la France s'il y avait trois cents hommes comme Bakounine. Il lui aurait fourni un passeport français et aurait mis 3000 francs à sa disposition, avec mandat de révolutionner l'Allemagne >>.

   Dans ses << Souvenirs >>, dont, plus haut, nous avons donné des extraits, Ruge dit que Bakounine quitta Paris pour aller faire de l'agitation en Russie 17.

   Cette lettre est intéressante au point de vue du caractère de Bakounine, attendu qu'elle fournit un example de sa foi en la révolution qui allait éclater, et de l'erreur qu'il commet en prenant, pour nous servir de l'expression de Herzen, << le deuxième mois de la gestation pour le neuvième >>.

   Ce n'est qu'après la tentative malheureuse qu'il fit l'organiser, à Lyon, une commune révolutionnaire, que cette foi fut ébranlée chez lui. Cette lettre de Bakounine ne présente pas, cependant, de données suffisantes pour éclaircir spécialement la question de savoir où et dans quel but il s'en était allé de France, en 1848?

   Arnold Ruge nous donne quelques renseignements sur son séjour en Allemagne à cette époque. Lors du mouvement révolutionnaire qui se manifesta dans le pays, Ruge se trouvait à Leipzig. C'était au moment de la campagne électorale pour envoyer des Députés au Parlement. Le Vaterlandsverein de Saxe devait présenter un candidat, et Ruge avait posé sa candidature, bien que le comité du Verein ne lui fût pas favorable. On tenait un meeting à l'Odeum. Pendant le séance, Ruge, qui y assistait, fut averti qu'un monsieur de Paris voulait lui parler.

   << Je répondis que j'étais très occupé et ne pourrais le recevoir avant quelques heures. Là dessus, le messager me remit une carte de Bakounine. Je ne pus résister. Je m'élançai dehors et le trouvai dans un fiacre.

   -- << Viens donc! me cria-t-il; laisse là tes << philistins >>, nous irons à l'Hôtel de Pologne. J'ai un tas de choses à te conter. >>

   << Je protestai, en le priant de m'accorder deux heures au moins. J'étais absolument persuadé qu'on me jouerait un mauvais tour si je ne me trouvais pas présent, et même qu'on en profiterait pour rayer mon nom de la liste des candidats. il arrivait là pour les aider, comme Dieu aida Elie.

   -- << Viens, mon vieux; nous allons boire une bouteille de champagne; laissons-les nommer leurs candidats comme il leur plaira. C'est égal, il n'en sortira rien -- un exercice oratoire -- voilà tout! Est-ce que tu prêtes à cette réunion une importance quelconque? >>

   -- << Ma foi, pas trop grands. Toutefois on ne peut pas les laisser comme cela. Ils ne s'en tireraient pas tout seuls. >>

   -- << Enfin, fais-le par pitié pour moi. Et si l'affaire tournait mal? Eh bien! si tu n'y assistes pas, tu n'en assumeras pas les responsabilités. Viens donc, prends place! >>

   << Je me laissai entraîner. Et, comme je l'avais presenti, le Vaterlandsverein abandonna ma candidature.

   << Bakounine n'était pas content de Paris.

   -- << Ne vas pas t'imaginer que votre Saxe seule détient tous les << philistins >>. Paris en fourmille comme de hannetons. Le mouvement semble paralysé et il faut s'attendre à une réaction. C'est déjà une grande erreur que d'avoir délaissé l'Espagne et l'Italie. Lamartine n'est qu'un faiseur de phrases et on n'a pas la moindre idée de la révolution allemande, pas plus que de la révolution slave. Le bourgeois de la grande nation ne se soucie pas beaucoup de ce que, nous autres, nous souhaitons aussi une existence meilleure. >>

   << Ce n'était qu'à grand'peine qu'il était parvenu à se procurer des ressources pour faire de l'agitation en Russie et c'est dans ce but qu'il se rendait à présent à Breslau, afin de se trouver plus près la frontière russe. Quant aux politiciens français, il s'était surtout rapproché de De Flotte 18, qui partageait son opinion que la révolution avait faibli et que les éléments hostiles commençaient à relever la tête. >>

   Au cours de cette conversation, Althaus apporta la nouvelle que la candidature de Ruge était abandonnée. Et comme ce dernier faisait des reproches à Bakounine, pour l'avoir entraîne de l'Odeum, Bakounine le consola de cette manière:

   -- << Eh bien! lorsque nous autres, Slaves, nous aurons mis notre révolution en bonne voie, nous te laisserons prendre ta revanche de l'ingratitude de ces philistins saxons. Car, tu as plus de mérite que tout cet Odeum ensemble, pour l'élan que tu as donné aux idées dans ce dernier temps. Et, certes, tu n'appartiens pas plus à la Saxe qu'à Leipzig, mais bien à Berlin. >>

   << Les heures s'écoulèrent ainsi, continue Ruge, et il y avait plutôt excès que manque d'humour et d'entrain à notre soirée. La nuit était déjà très avancée, mais mon aimable Russe me retenait toujours en s'écriant: << Ruge, tu sais, que ce que tu prends sur un seul moment, ne saurait être rendu par l'éternité! >>

   << Le lendemain matin, Bakounine partit pour Breslau, en vue de nouer des relations avec les fils de popes qu'il croyait à même de s'inspirer des idées nouvelles et sur lesquels il comptait beaucoup. Dans le temps, Bakounine s'entraînait pour le communisme, comme tant d'autres le faisaient alors, en suivant la mode, même lorsqu'elle repose sur un Credo quia absurdum, comme c'est le cas à présent pour le pessimisme, qui brûle le cerveau, ou pour la doctrine néo-bouddhiste de l'anéantissement... >>

   Au moment des élections au parlement de Francfort, Bakounine appela Ruge de Leipzig, en l'invitant à venir à Breslau et en lui promettant le succès de sa candidature dans cette ville, et surtout l'appui de son propriétaire, le commerçant St.

   Ruge raconte ainsi la situation de Bakounine à Breslau.

   << Bakounine avait noué ici de nombreuses relations et il était aimé de tous, à cause de son esprit et de son aimable caractère. Il avait réuni, dans le but qu'il se proposait, beaucoup de Russes autour de lui. Il s'était mis aussi en rapport avec les Tchèques. On avait décidé que les Slaves tiendraient un congrès à Prague, afin que les différentes nationalités slaves pussent s'entendre ensemble. >>

   Dans son article sur Bakounine, publié dans la Cloche, à propos de son arrivée à Londres, Herzen dit:

   << Un congrès russo-polonais s'est tenu à Breslau (avant celui de Prague) >>. Mais, nous n'avons pas de renseignements à cet sujet.

   Nous ne possédons pas non plus de données précises sur le congrès de Prague, ouvert le 1er juin 1848, et qui fut interromptu le 12 du même mois; nous ne pouvons donc porter aucun jugement sur la participation de Bakounine à ce congrès. En Russie, on ne savait rien des dispositions prises en vue de son organisation et on n'avait aucune notion des événements qui s'en suivirent et qui furent racontés par la presse étrangère19.

   Parmi les membres du Congrès non Autrichiens, se trouvaient Bakounine et un Polonais, Libelt, de Posen, membre du parlement de Francfort, où il défendait avec ardeur l'autonomie de Posen. Tous les deux se distinguaient par leurs talents, leur instruction et leur libéralisme, et personnellement, eurent une grande influence sur leurs collègues du congrès. Bien qu'ils y figurassent à titre d'étrangers, ils furent nommés membres du Comité diplomatique et chargés avec Zach de rédiger un Appel à tous les peuples de l'Europe20. Ce projet définitivement rédigé par Palazki, fut accepté dans la séance plénière du congrès; il doit être considéré, en quelque sorte, comme l'œuvre de Bakounine, qui, d'ailleurs, en partageait les idées principales. Dans cet Appel, le congrès proclamait l'émancipation des peuples, à l'extérieur comme à l'intérieur, et dans ses conclusions, proposait d'organiser un congrès paneuropéen.

   En dehours du comité ci-dessus mentionné, Bakounine figurait sur la liste générale des membres comme Rossianine, c'est-à-dire, Russe, originaire de la Grande Russie, et était inscrit dans la section polono-petite-russienne (Zbor Polsko-rusinski), qui se composait de Galiciens et de Buckowiniens c'est-à-dire de Polonais et de Ruthènes (Petites-Russiens), à l'exception d'un prêtre vieux-croyant de la colonie russe à Biélaïa Krinitza, en Buckowinie, qui était inscrit sur la liste générale des membres comme Rossianine de Galicie. Cette section avait choisi Bakounine comme son intermédiaire auprès de la section Slavono-croato-dalmato-serbe.

   Bakounine émit à ce congrès une proposition dont nous trouvons la mention dans un article bohème publié à propos de ce congrès: << La proposition de LIbelt et de Bakounine ne pouvait être acceptée, parce qu'elle n'avait pas spécialement en vur les Slaves d'Autriche, mais s'étendait encore aux autres souches slaves >> (Casopis, ceského Museum, 1848, dil druhy, 12).

   Le congrès slave n'est arrivé à formuler qu'une seule de ses conclusions: le manifeste aux peuples de l'Europe, qui fut approuvé dans la séance du 12 juin. Les conclusions sur les autres questions devaient être votées le 14. mais l'insurrection qui éclata à Prague le 12 juin, mit fin aux travaux du congrès dont les procès verbaux furent égarés.

   Nous avons cité plus haut les paroles de Ruge, que Bakolunine fondait de larges espérances sur l'insurrection de la Pentecôte à Prague; nous reproduirons quelques données de source tchèque se rapportant à la participation de Bakounine à cette insurrection.

   L'auteur de la Renaissance Bohème, Jakub Maly, confirme qu'au moment où les troubles avaient écalté à Prague, lorsque les soldats commencèrent à se masser dans les rues, des coups de fusil partirent de l'hôtel << A l'Etoile bleue >>, oû Bakounine et plusieurs Polonais, membre du Congrès, étaient descendus.

   I. Iirecek, racontant cette insurrection de la Pentecôte, dit que le but de celle-ci n'était pas du tout conna des citoyens et des étudiants qui y prirent part, et qu'en général il n'y avait rien de défini; que chaque fois que les négociations avec Windischgratz aboutissaient et qu'une entente allait s'établir, les insurgés rouvraient le feu. << Plus tard, ajoute l'auteur tchèque, il fut démontré que le gouvernement insurrectionnel secret se tenait à Clementinum. Là, siégeaient Bakounine et ses partisans, ayant les plans de Prague étalés sur la table et donnant des ordres pour continuer l'insurrection. >> (Maly, II, 81).

   Cependant, lors du bombardement de Prague, Bakounine s'enfuit en Allemagne. Là, il se réfugia, tantôt à Berlin, tantôt à Dessau, Kœthen et autres villes, lorsqu'en avril 1849, il apparut à Leipzig, au milieu d'étudiants tchèques. Auguste Rœckel, par ses récits, nous permet de nous faire une certaine idée de la vie de Bakounine pendant cette période. Il dit que Bakounine espérait que l'insurrection éclaterait bientôt en Bohême, mais qu'il aurait voulu la retarder jusqu'à ce que l'Allemagne fût aussi prête à se soulever. A ces fins, il envoya Rœckel à Prague, mais l'émissaire trouva que la Bohême était encore bien loin de songer à s'insurger. Entre temps, Bakounine publia à Kœthen son << Appel aux Slaves >> 21. Cette brochure, écrite dans l'intention formelle de servir la cause de la liberté et de l'égalité des peuples, ne pouvait pourtant avoir aucune importance réelle, malgré ce qu'en espérait l'auteur, car, à cette époque, parmi les Allemands eux-mêmes et sans parler des Magyars, il se trouvait à peine quelques partisans de l'égalité des droits politques des Slaves. De plus, le conseil que Bakounine donnait aux Slaves, de travailler à la destruction de l'Autriche, ne pouvait s'accorder avec les conditions dans lesquelles elle se trouvait en réalité.

   Les différentes nationalités qui faisaient partie de cet empire étaient tellement nombreuses, que le sépartisme y était impossible. La constituer en Fédération était la seule chose rationnelle à laquelle on y pût alors aspirer.

   Il est inutile de faire ici la critique de cette partie de la brochure de Bakounine, attendu qu'elle se rapporte à la Russie; l'auteur engage les Slaves de l'Autriche à prendre l'initiative de l'affranchissement des Polonais et des Russes du despotisme de Nicolas Ier, et il affirme que la Russie est toute prête à faire une révolution.

   Les paroles de Herzen, dans l'article qu'il fit paraître au commencement de l'année 1862, peu apreès l'arrivée de Bakounine à Londres, se rapportent à l'époque de la publication de l' << Appel aux Slaves. >>

   il écrivait:

   << Quand Bakounine eut quitté Prague, il s'efforça, contrairement à Palatzki, d'amener l'entente des démocrates slaves entre les Hongrois qui voulaient l'indépendence de leur pays et les démocrates allemands. Cette union se fit avec nombre de Polonais; du côté des Hongrois, le comte L. Teleky y donna son adhésion. Bakounine voulut fortifier cette alliance par son exemple et se chargea de diriger la defense de Dresde. Là il se couvrit de gloire, ses ennemis eux-mêmes ne purent le contester >> (La Cloche nos 119-120, 15 janv. 1862).

   Dans le même article, écrit, évidemment, avec l'aide de Bakounine lui-même, Herzen poursuit:

   << Bakounine a dû payer horriblement cher sa noble erreur, son réve irréalisable de marcher en avant avec les démocrates allemands. Chez la plupart des Allemands, la haine de race qu'ils ont contre nous n'est que trop développée. Lorsqu'un politicien allemand travaille en faveur du peuple auquel il appartient, nous n'en sommes pas étonnés et nous lui accordons toute notre estime. Mais l'Allemand veut que le Russe et le Slave méprisent leur frères et opposent à la << sauvagerie >> de leur race, la << civilisation >> allemande... Pendant que Bakounine était écroué dans la forteresse saxonne de Königstein, en attendant sa condamnation à mort, Karl Marx annonçait dans son journal que Bakounine était un agent du gouvernement russe. >>

   Ainsi, Bakounine sembla, à Dresde, le défenseur du vote du parlement de Francfort qu'il avait combattu à Prague au point de vue Slave, vote, qui, à cette époque, parut trop modéré aux radicaux allemands et ne leur inspirait que de l'indifférence.

   Il paraît que Bakounine, entraîne par son instinct révolutionnaire, avait compté que l'insurrection prendrait des proportions beaucoup plus considérables. Pendant la défense de Dresde, du 5-9 mai, Bakounine joua un rôle très important, presque celui de dictateur.

   Herzen raconte dans ses Œuvres posthumes que Bakounine avait conseillé au gouvernement révolutionnaire d'exposer sur les murs de la ville la madone de Raphaël et les toiles de Murillo, comme moyen de défense contre les Prussiens, ceux-ci ayant une culture trop artistique pour << oser tirer sur un Raphaël. >>

   Le 8 mai, devant les délégués de la ville de Leipzig, Bakounine avait fait un discours sur l'importance qu'aurait pour toute l'Europe la défense de Dresde; le lendemain, les révolutionnaires de Dresde furent obligés de se disperser et se replièrent sur Fribourg en Brisgau.

   Le 10 mai, Bakounine fut arrêté à Chemmitz.

   Le officier prussien qui, à Altenbourg, était de garde auprès de lui, atteste, dans son rapport, de sa fermeté inébranlable; il dit que Bakounine cherchait à lui persuader que dans les choses d'ordre politique le résultat seul décide s'il y a eu grand acte ou crime(Barchmin, die sociale Frage, 1876, in << Russland vor und nach dem Kriege >>.)

   Du mois d'août 1849 au mois de mai 1850, Bakounine resta sous les verroux dans la forteresse de Kœnigstein. Le conseil de guerre le condamna à la peine capitale, qui fut commuée par le roi en réclusion perpétuelle. Bientôt après il fut livré à l'Autriche.

   On le conduisit, enchaîné, à Prague. Le gouvernement autrichien espérait apprendre, par ce condamné à perpétuité, les secrets du mouvement slave. Mais Bakounine refusa de répondre. On le laissa donc tranquille pendant presque une année. Néanmoins, les bruits qui coururent, au mois de mars de l'année suivante, que Bakounine allait être délivré, effrayèrent le gouvernement, qui le fit transférer à Olmütz. Il y resta pendant six mois, enchaîné et rivé au mur. Pour la deuxième fois les tribunaux autrichiens le condamnèrent à mort; cependant, au mois d'octobre 1851, il fut livré par l'Autriche au gouvernment russe (La Cloche nos 119-120).

   Arnold Ruge nous raconte (dans la Reue Freie Presse), la vie de Bakounine depuis son arrivée à Prague jusqu'au moment de son extradition d'Autriche en Russie:

   << On sait quel était l'esprit de son langage à Prague. Qu'il se soit bravement abttu, cela m'a été rapporté de différents côtés par des Polonais, qui étaient venus à Francfort et j'en ai fait publier le récit pour notre assemblée.

   << Lorsque, pour diriger la << Réforme >>, je quittai Francfort et me rendis à Berlin, j'y trouvai aussi Bakounine. Après les événements de Prague, il menait, en quelque sorte, une vie de vagabond et ne réussissait pas toujours à sauver ses bagages. Cela l'amenait nécessairement à manquer d'élégance dans sa toilette. Un de nos jeunes amis << de la descendance d'Abraham >> qui en avait entendu faire l'observation dans une société, ayant rencontré un jour Bakounine à la rédaction du << Reform >>, s'avisa de lui reprocher la négligence de son costume et l'exhorta à se corriger de ce défaut. C'était une scène tout à fait comique. Bakounine, qui, évidemment, tenait à conserver son indépendence jusque dans sa toilette, toisait du haut en bas, d'un œil étonné, ce conseilleur et s'écria: << Que veut-il donc ce petit Juif propret? >> souffla la fumée de sa cigarette -- et ne se corrigea pas.


FOOTNOTES

   (1) Avant même que la publication en fût achevée, la mort vient de ravir l'éditeur russe de la correspondance de Bakounine, si édifiante au point de vue historique et social, se rapportant à l'état non seulement de la société russe d'alors, mais aussi de l'Europe entière.
  L'auteur de cette biographie ou du << Curiculum vitœ >>, comme il la qualifie lui-même, a certainement voulu rester impartial, comme le doit surtout être un historien. Sa tàche était difficile et nous ne nous permettrons pas d'en juger. Il n'est pas, en effect, toujours possible de porter une appréciation rigoureusement exacte, losqu'il s'agit de juger, presque, un contemporain et surtout un homme de nature passionnée et de tempérament prodigieusement énergique, comme était Bakounine.
  On voit, d'après les annotations de M. Dragonmanov, qui accompagnent les letteres de Bakounine, qu'il se trouvait à l'étranger plusieurs années avant la mort de celui-ci, ayant dû abandonner la chaire d'historire qu'il occupait à l'université de Kieff. (Trad.)
   (2) Il finissait presque toujours par se brouiller avec ses amis intimes.
   (3) Cependant, dans ses relations personnelles, il é;tait, au dire de ses amis, un observateur trèsfin, et les critiques qu'il se plaisait à faire, ne manquaient pas de pé;né;tration. On le voit, d'ailleurs, d'après ses lettres. Mais dès qu'il touchait aux questions sociales, ainsi que le dé;montre sa correspondance, il ne pouvait plus voir les choses telles qu'elles é;taient en ré;alité;; il se les repré;sentait telles que lui-même aurait dé;siré; les voir se passer, conformé;ment à; la conception qu'il s'en faisait, surtout sché;matiquement et sans leur prêter de forme concré;te. Cette qualité; est gé;né;ralement inhé;rente au tempé;rament russe; ainsi s'explique cette pré;tention à un espirit ré;aliste et à; une activié; cé;ré;brale saine, souvent observé;e chez les Russes, qui, pour cela même, se plongent volontiers dans l'abstraction, le sché;matisme, l'illusion, et jusque dans le mysticisme.
   (4) Bakounine avait défini ainsi Herzen. (Trad.)
   (5) Il ne faut pas prendre le nom de positivistes dans le sens d'adeptes de la doctrine d'Auguste Comte: il s'adresse aux conservateurs parce qu'ils ne veulent rien rejecter.
   (6) En effet, Ruge édita plus tard avec Karl Marx, à Paris, << Les Annales allemandes -- françaises >>.
   (7) Suit le texte original de ce document. (Trad.)
   (8) Texte original. (Trad.)
   (9) Nous adressons tous nos remerciements à MM. les professeurs Scheweitzer et Stern, qui ont bien voulu nous communiquer ces renseignements.
   (10) Dr Müller Strübing, philologue. Pour la participation à la Société des étudiants fut condamné à mort en 1833. Sa condamnation fut commuée en la peine des travaux forcés à perpétuité. Il fut amnistié en 1840.
   (11) En 1844, Bernays publia à Paris, avec Bernstein, le journal Vorwærts (En avant), auquel collaborèrent Marx et Bakounine.
   (12) Lorsque Bakounine, après donné l'hospitalité à Herwegh, fut obligé de quitter la Saxe. (Trad.)
   (13) En allemand, Manichaer veut dire aussi créancier. (Trad.)
   (14) Ouvrage satirique de Gogol. (Trad.)
   (15) Un grand nombre de jeunes hommes intelligents de la Russie, arrachés pour la plupart aux bancs des universités, furent amenés à cet état de << déclassés >> par les arrestations, la prison, l'exil et les persécutions continuelles de la police. (Trad.).
   (16) Text français de Bakounine (Trad.).
   (17) On lit à cet endroit dans la << N. Fr. Presse >>, entre guillemets, la citation suivante de Ruge: <<... pour se rendre à la frontière de la Russie et faire quelque chose pour la révolution russe >>, comme propres paroles de Bakounine.
   (18) Officier de marine, disciple de Fourier et ami de Victor Considérant. (Trad.)
   (19) Les procès verbaux de ce congrès ne furent pas publiés. Des désordres ayant écalté dans la rue, les Polonais et les Slaves méridionaux emportèrent avec eux les procès verbaux de leurs sections respectives lorsque, le 12 juin, ils se virent obligés de quitter Prague. Ceux de ces procès-verbaux qui ont été laissés aux bureaux du Congrès, furent déposés au << Bœmische Museum >> et transmis au Conseil de guerre par le tribunal militaire chargé d'instruire l'affaire.
   (20) Zach, Morave d'origine, était au service du prince de Serbie et sur la liste des membres du congrès était désigné ainsi: << Morave, pour la Serbie >>. Springer rapporte que, << d'après le programme officiel, les Slaves qui n'appartenaient pas à l'Autriche. ne devaient être admis à y assister qu'à titre d'étrangers. En réalité, ce furent précisément ces hôtes qui exercèrent la plus grande influence sur les débats. En effet, l'ordre du jour fut présenté par un Slave de Lausitz; le point essentiel des mémoires les plus importants soumis au congrès, fut exposé par Zach, fonctionnaire, attaché au service du roi de Serbie, et par Libelt, de Posen, et la grande animation des séances privées des sections était provoquée par le Russe, Bakounine. >> (A. Springer. Geschichte Oesterreichs seit dem Wiener Frieden, 1809, 2 BD. s. 333).
   (21) Car appel fut aussi publié en langue bohême, dans la feuille << Noving slavanské etc. >>

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