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traduit par Yves Coleman

Le communisme

n’existe pas en Russie

(Article publié en anglais dans The American Mercury, vol.XXXIV, avril 1935, inédit en français.)

bolchevisme = communisme ? 1

Le mot communisme est maintenant sur toutes les lèvres. Certains en parlent avec l’enthousiasme exagéré des néophytes, d’autres le craignent et le condamnent comme une menace sociale. Mais je suis presque sûre que ni ses admirateurs — la grande majorité d’entre eux — ni ceux qui le dénoncent n’ont une idée très claire de ce qu’est vraiment le « communisme » à la sauce bolchevik.

Si l’on veut en donner une définition très générale, le communisme représente un idéal d’égalité et de fraternité humaine : il considère l’exploitation de l’homme par l’homme comme la source de tout esclavage et de toute oppression. L’inégalité économique conduit à l’injustice sociale et est l’ennemie du progrès moral et intellectuel.

Le communisme vise à créer une société où les classes seront abolies, où sera instaurée la propriété commune des moyens de production et de distribution. L’homme ne pourra jouir de la liberté, de la paix et du bien-être que dans une communauté sans classes et solidaire.

Mon objectif initial, en écrivant cet article, était de comparer l’idéal communiste avec la façon dont il est appliqué en URSS, mais je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une tâche impossible. En réalité, le communisme n’existe pas en Russie. Pas un seul principe communiste, pas un seul élément de ses enseignements n’est appliqué par le Parti communiste dans ce pays.

Aux yeux de certains, ma position semblera totalement absurde ; d’autres penseront que j’exagère grossièrement. Cependant je suis sûre qu’un examen objectif de la situation russe actuelle convaincra le lecteur honnête que je dis la vérité.

Intéressons-nous d’abord à l’idée fondamentale qui sous-tend le prétendu « communisme » des bolcheviks. Leur idéologie ouvertement centraliste, autoritaire, est fondée presque exclusivement sur la coercition et la violence étatiques. Loin d’être fondé sur la libre association, il s’agit d’un communisme étatique obligatoire. On doit garder cela en mémoire si l’on veut comprendre la méthode utilisée par l’État soviétique pour appliquer ses projets et leur donner un petit air « communiste ».

NATIONALISATION

OU SOCIALISATION?

La première condition pour que se réalise le communisme est la socialisation des terres, des outils de production et de la distribution. On socialise la terre et les machines, pour qu’elles soient utilisées par des individus ou des groupes, en fonction de leurs besoins. En Russie, la terre et les moyens de production ne sont pas socialisés mais nationalisés. Le terme de nationalisation est trompeur, car ce mot n’a aucun contenu. En réalité, la richesse nationale n’existe pas. La « nation » est une entité trop abstraite pour « posséder » quoi que ce soit. Soit la propriété est individuelle, soit elle est partagée par un groupe d’individus ; elle repose toujours sur une réalité quantitativement définissable.

Lorsqu’un bien n’appartient ni à un individu, ni à un groupe, il est ou nationalisé ou socialisé. S’il est nationalisé, il appartient à l’État ; en clair, le gouvernement en a le contrôle et peut en disposer selon son bon plaisir. Mais si un bien est socialisé, chaque individu y a librement accès et peut l’utiliser sans l’ingérence de qui que ce soit.

En Russie, ni la terre, ni la production, ni la distribution ne sont socialisées. Tout est nationalisé et appartient au gouvernement, exactement comme la Poste aux États-Unis ou les chemins de fer en Allemagne ou dans d’autres pays européens. Ce statut n’a absolument rien de communiste.

La structure économique de l’URSS n’est pas plus communiste que la terre ou les moyens de production. Toutes les sources d’existence sont la propriété du gouvernement central ; celui-ci dispose du monopole absolu du commerce extérieur ; les imprimeries lui appartiennent : chaque livre, chaque feuille de papier imprimé est une publication officielle. En clair, le pays et tout ce qu’il contient sont la propriété de l’État, comme cela se passait auparavant, au temps des tsars. Les quelques biens qui ne sont pas nationalisés, comme certaines vieilles maisons délabrées à Moscou, par exemple, ou de petits magasins miteux disposant d’un misérable stock de cosmétiques, sont uniquement tolérés : à tout moment le gouvernement peut exercer son droit indiscuté à s’en saisir par simple décret.

Une telle situation relève du capitalisme d’État, mais il serait extravagant d’y déceler quoi que ce soit de communiste.

PRODUCTION ET CONSOMMATION

Tournons-nous maintenant vers la production et la consommation, leviers de toute existence. Peut-être y dénicherons-nous une dose de communisme qui justifierait que nous utilisions le terme « communiste » pour décrire la vie en URSS, du moins à une certaine échelle.

J’ai déjà fait remarquer que la terre et les outils de production sont propriété de l’État. Les méthodes de production et les quantités qui doivent être produites par chaque industrie dans chaque atelier, chaque fabrique, chaque usine, sont déterminées par l’État, par le gouvernement central — qui siège à Moscou — à travers ses différents organes.

L’URSS est un pays très étendu qui couvre environ un sixième de la surface de la Terre. Abritant une population composite de 165 millions d’habitants, elle comporte plusieurs grandes Républiques, différentes ethnies et nationalités, et chaque région a ses besoins et intérêts particuliers. Certes, la planification industrielle et économique a une importance vitale pour le bien-être d’une communauté.

Le véritable communisme — l’égalité économique entre les hommes et entre les communautés — exige que chaque communauté organise la planification la meilleure et la plus efficace, en se fondant sur ses nécessités et possibilités locales. Une telle planification repose sur la liberté complète de chaque communauté de produire et de disposer de ses produits selon ses besoins, besoins qu’elle doit fixer elle-même : chaque communauté doit échanger son surplus avec d’autres communautés indépendantes sans que nulle autorité externe n’intervienne.

Telle est la nature fondamentale du communisme sur le plan politique et économique. Cela ne peut pas fonctionner ni être possible sur d’autres bases. Le communisme est nécessairement libertaire. Anarchiste.

On ne décèle pas la moindre trace d’un tel communisme — du moindre communisme — en Russie soviétique. En fait, la seule allusion à une telle organisation est considérée comme un crime là-bas, et toute tentative de la mettre en pratique serait punie de mort.

La planification industrielle, ainsi que tous les processus de production et de distribution, se trouve entre les mains du gouvernement central. Le Conseil économique suprême est uniquement soumis à l’autorité du Parti communiste.

Il est totalement indépendant de la volonté ou des souhaits des gens qui forment l’Union des républiques socialistes soviétiques. Son travail est conditionné par les politiques et les décisions du Kremlin. C’est pourquoi la Russie soviétique a exporté d’énormes quantités de blé et d’autres céréales tandis que de vastes régions dans le sud et le sud-est de la Russie étaient frappées par la famine, au point que plus de deux millions de personnes sont mortes de faim en 1932 et 1933.

La « raison d’État » est entièrement responsable de cette situation. Cette expression a toujours servi à masquer la tyrannie, l’exploitation et la détermination des dirigeants à prolonger et perpétuer leur domination.

En passant, je signalerai que, malgré la famine qui a affecté tout le pays et le manque des ressources les plus élémentaires pour vivre en Russie, le premier plan quinquennal visait uniquement à développer l’industrie lourde, industrie qui sert ou peut servir à des objectifs militaires.

Il en est de même pour la distribution et toutes les autres formes d’activité. Non seulement les bourgs et les villes, mais toutes les parties constitutives de l’Union soviétique sont privées d’existence indépendante. Puisqu’elles ne sont que de simples vassales de Moscou, leurs activités économiques, sociales et culturelles sont conçues, planifiées et sévèrement contrôlées par la « dictature du prolétariat » à Moscou. Pire : la vie de chaque localité, et même de chaque individu, dans les prétendues républiques « socialistes » est gérée dans le moindre détail par la « ligne générale » fixée par le « centre ». En d’autres termes, par le Comité central et le Bureau politique du Parti, tous deux contrôlés d’une main de fer par un seul homme. Comment certains peuvent appeler communisme cette dictature, cette autocratie plus puissante et plus absolue que celle de n’importe quel tsar, cela dépasse mon imagination.

LA VIE QUOTIDIENNE EN URSS

Examinons maintenant comment le « communisme » bolchevik influence la vie des masses et de l’individu.

Certains naïfs croient qu’au moins quelques caractéristiques du communisme ont été introduites dans la vie du peuple russe. Je souhaiterais que cela fût vrai, car ce serait un gage d’espoir, la promesse d’un développement potentiel dans cette direction. Malheureusement, dans aucun des aspects de la vie soviétique, ni dans les relations sociales ni dans les relations individuelles, on n’a jamais tenté d’appliquer les principes communistes sous une forme ou sous une autre. Comme je l’ai souligné auparavant, le fait même de suggérer que le communisme puisse être libre et volontaire est tabou en Russie. Une telle conception est considérée comme contre-révolutionnaire et relève de la haute trahison contre l’infaillible Staline et le sacro-saint Parti « communiste ».

Mettons de côté, un instant, le communisme libertaire, anarchiste. On ne trouve même pas la moindre trace, dans la Russie soviétique, d’une manifestation quelconque de communisme d’État, fût-ce sous une forme autoritaire, comme le révèle l’observation des faits de la vie quotidienne dans ce pays.

L’essence du communisme, même de type coercitif, est l’absence de classes sociales. L’introduction de l’égalité économique constitue la première étape. Telle a été la base de toutes les philosophies communistes, même si elles diffèrent entre elles sur d’autres aspects. Leur objectif commun était d’assurer la justice sociale ; toutes affirmaient qu’on ne pouvait parvenir à la justice sociale sans établir l’égalité économique. Même Platon, qui prévoyait l’existence de différentes catégories intellectuelles et morales dans sa République, s’était prononcé en faveur de l’égalité économique absolue, car les classes dirigeantes ne devaient pas y jouir de droits ou de privilèges plus importants que ceux situés en bas de l’échelle sociale.

La Russie soviétique représente le cas exactement opposé. Le bolchevisme n’a pas aboli les classes en Russie : il a seulement inversé leurs relations antérieures. En fait, il a même aggravé les divisions sociales qui existaient avant la Révolution.

RATIONS ET PRIVILÈGES

Lorsque je suis retournée en Russie en janvier 1920, j’ai découvert d’innombrables catégories économiques, fondées sur les rations alimentaires distribuées par le gouvernement. Le marin recevait la meilleure ration, supérieure en qualité, en quantité et en variété à la nourriture que mangeait le reste de la population. C’était l’aristocrate de la Révolution ; sur le plan économique et social, tous considéraient qu’il appartenait aux nouvelles classes privilégiées. Derrière lui venait le soldat, l’homme de l’Armée Rouge, qui recevait une ration bien moindre, et moins de pain. Après le soldat on trouvait l’ouvrier travaillant dans les industries d’armement ; puis les autres ouvriers, eux-mêmes divisés en ouvriers qualifiés, artisans, manœuvres, etc.

Chaque catégorie recevait un peu moins de pain, de matières grasses, de sucre, de tabac et des autres produits (lorsqu’il y en avait). Les membres de l’ancienne bourgeoisie, classe officiellement abolie et expropriée, appartenaient à la dernière catégorie économique et ne recevaient pratiquement rien. La plupart d’entre eux ne pouvaient avoir ni travail ni logement, et personne ne se souciait de la façon dont ils allaient survivre, sans se mettre à voler ou à rejoindre les armées contre-révolutionnaires ou les bandes de pillards.

Le possesseur d’une carte rouge, membre du Parti communiste, occupait une place située au-dessus de tous ceux que je viens de mentionner. Il bénéficiait d’une ration spéciale, pouvait manger dans la stolovaya (cantine) du Parti et avait le droit, surtout s’il était recommandé par un responsable plus élevé, à des sous-vêtements chauds, des bottes en cuir, un manteau de fourrure ou d’autres articles de valeur. Les bolcheviks les plus éminents disposaient de leurs propres restaurants, auxquelles les militants de base n’avaient pas accès. A Smolny, qui abritait alors le quartier général du gouvernement de Petrograd, il existait deux restaurants, une pour les communistes les mieux placés, une autre pour les bolcheviks moins importants. Zinoviev, alors président du soviet de Petrograd et véritable autocrate du District du Nord, ainsi que d’autres membres du gouvernement prenaient leurs repas chez eux, à l’Astoria, autrefois le meilleur hôtel de la ville, devenu la première Maison du Soviet, où ils vivaient avec leurs familles.

Plus tard je constatai une situation identique à Moscou, Kharkov, Kiev, Odessa — dans toute la Russie soviétique.

Voilà ce qu’était le « communisme » bolchevik. Ce système eut des conséquences désastreuses : il suscita l’insatisfaction, le ressentiment et l’hostilité dans tout le pays ; il provoqua des sabotages dans les usines et les campagnes, des grèves et des révoltes incessantes. « L’homme ne vit pas que de pain », paraît-il. C’est vrai, mais il meurt s’il n’a rien à manger. Pour l’homme de la rue, pour les masses russes qui avaient versé leur sang en espérant libérer leur pays, le système différencié de rations symbolisait le nouveau régime. Le bolchevisme représentait pour eux un énorme mensonge, car il n’avait pas tenu sa promesse d’instaurer la liberté ; en effet, pour eux la liberté signifiait la justice sociale et l’égalité économique. L’instinct des masses les trompe rarement ; dans ce cas il s’avéra prophétique. Pourquoi s’étonner par conséquent que l’enthousiasme général pour la révolution se soit rapidement transformé en déception et amertume, hostilité et haine ? Combien de fois des ouvriers russes se sont plaints à moi : « Cela nous est égal de travailler dur et d’avoir faim. C’est l’injustice qui nous révolte. Si un pays est pauvre, s’il y a peu de pain, alors partageons entre tous le peu qu’il y a, mais partageons-le de façon équitable. Actuellement, la situation est la même qu’avant la révolution ; certains reçoivent beaucoup, d’autres moins, et d’autres rien du tout. »

L’inégalité et les privilèges créés par les bolcheviks ont rapidement eu des conséquences inévitables : ce système a approfondi les antagonismes sociaux ; il a éloigné les masses de la Révolution, paralysé leur intérêt pour elle, étouffé leurs énergies et contribué à anéantir tous les projets révolutionnaires.

Ce système inégalitaire fondé sur des privilèges s’est renforcé, perfectionné et sévit encore aujourd’hui.

La révolution russe était, au sens le plus profond, un bouleversement social : sa tendance fondamentale était libertaire, son but essentiel l’égalité économique et sociale. Bien avant la révolution d’octobre-novembre 1917, le prolétariat urbain avait commencé à s’emparer des ateliers, des fabriques et des usines, pendant que les paysans expropriaient les grandes propriétés et cultivaient les terres en commun. Le développement continu de la révolution dans une direction communiste dépendait de l’unité des forces révolutionnaires et de l’initiative directe, créatrice, des masses laborieuses. Le peuple était enthousiasmé par les grands objectifs qu’il avait devant lui ; il s’appliquait passionnément, énergiquement, à reconstruire une nouvelle société. En effet, seuls ceux qui avaient été exploités pendant des siècles étaient capables de trouver librement le chemin vers une société nouvelle, régénérée.

Mais les dogmes bolcheviks et l’étatisme « communiste » ont constitué un obstacle fatal aux activités créatrices du peuple. La caractéristique fondamentale de la psychologie bolchevik était sa méfiance envers les masses. Les théories marxistes, qui voulaient exclusivement concentrer le pouvoir entre les mains du Parti, aboutirent rapidement à la disparition de toute collaboration entre les révolutionnaires, à l’élimination brutale et arbitraire des autres partis et mouvements politiques. La politique bolchevique aboutit à éliminer le moindre signe de mécontentement, à étouffer les critiques et les opinions indépendantes, ainsi qu’à écraser les efforts ou initiatives populaires. La centralisation de tous les moyens de production entre les mains de la dictature communiste handicapa les activités économiques et industrielles du pays. Les masses ne purent façonner la politique de la Révolution, ni prendre part à l’administration de leurs propres affaires. Les syndicats étaient étatisés et se contentaient de transmettre les ordres du gouvernement. Les coopératives populaires — instrument essentiel de la solidarité active et de l’entraide entre villes et campagnes — ont été liquidées, les soviets de paysans et d’ouvriers vidés de leur contenu et transformés en comités de béni-oui-oui. Le gouvernement s’est mis à contrôler tous les domaines de la vie sociale. On a créé une machine bureaucratique inefficace, corrompue et brutale. En s’éloignant du peuple, la révolution s’est condamnée à mort ; et au-dessus de tous planait le redoutable glaive de la terreur bolchevik.

Tel était le communisme des « bolcheviks » au cours des premières étapes de la révolution. Chacun sait qu’il provoqua la paralysie complète de l’industrie, de l’agriculture et des transports. C’était la période du « communisme de guerre », de la conscription paysanne et ouvrière, de la destruction totale des villages paysans par l’artillerie bolchevik — toutes ces mesures sociales et économiques qui ont abouti à la terrible famine de 1921.

QU’EST-CE QUI A CHANGE

DEPUIS 1921 ?

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le « commu-nisme » a-t-il changé de nature ? Est-il véritablement différent du « communisme » de 1921 ? A mon grand regret je suis obligée d’affirmer que, malgré toutes les décisions politiques et les mesures économiques bruyamment annoncées, le bolchevisme « commu-niste » est fondamentalement le même qu’en 1921.

Aujourd’hui la paysannerie, dans la Russie soviétique, est entièrement dépossédée de sa terre. Les sovkhozes sont des fermes gouvernementales sur lesquelles les paysans travaillent en échange d’un salaire, exactement comme l’ouvrier dans une usine. Les bolcheviks appellent cela « l’industrialisation » de l’agriculture, la « transformation du paysan en prolétaire ». Dans le kolkhoze, la terre n’appartient que nominalement au village. En fait, elle est la propriété de l’Etat. Celui-ci peut à tout moment — et il le fait souvent — réquisitionner les membres du kolkhoze et leur ordonner de partir travailler dans d’autres régions ou les exiler dans de lointains villages parce qu’ils n’ont pas obéi à ses ordres. Les kolkhozes sont gérés collectivement mais le contrôle gouvernemental est tel que la terre a été en fait expropriée par l’État. Celui-ci fixe les impôts qu’il veut ; il décide du prix des céréales ou des autres produits qu’il achète. Ni le paysan individuel ni le village soviétique n’ont leur mot à dire. Imposant de nombreux prélèvements et emprunts étatiques obligatoires, le gouvernement s’approprie les produits des kolkhozes. Il s’arroge également le droit, en invoquant des délits réels ou supposés, de les punir en réquisitionnant toutes leurs céréales.

On s’accorde à dire que la terrible famine de 1921 a été provoquée surtout par la razverstka, l’expropriation brutale en vogue à l’époque. C’est à cause de cette famine, et de la révolte qui en résulta, que Lénine décida d’introduire la Nep — la Nouvelle politique économique — qui limita les expropriations menées par l’État et permit aux paysans de disposer de certains de leurs surplus pour leur propre usage. La Nep améliora immédiatement les conditions économiques dans le pays. La famine de 1932-1933 fut déclenchée par des méthodes « communistes » semblables : la volonté d’imposer la collectivisation.

On retrouva la même situation qu’en 1921, ce qui força Staline à réviser un peu sa politique. Il comprit que le bien-être d’un pays, surtout à dominante agraire comme la Russie, dépend principalement de la paysannerie. Le slogan fut lancé : il fallait donner au paysan la possibilité d’accéder à un « bien-être » plus grand. Cette « nouvelle » politique n’est qu’une astuce, un répit temporaire pour le paysan. Elle n’est pas plus communiste que la précédente politique agricole. Depuis le début de la dictature bolchevik, l’État n’a fait que poursuivre l’expropriation, avec plus ou moins d’intensité, mais toujours de la même manière ; il dépouille la paysannerie en édictant des lois répressives, en employant la violence, en multipliant chicaneries et représailles, en édictant toutes sortes d’interdictions, exactement comme aux pires jours du tsarisme et de la première guerre. La politique actuelle n’est qu’une variante du « communisme de guerre » de 1920-1921 — avec de plus en plus de « guerre » (de répression armée) et de moins en moins de « communisme ». Son « égalité » est celle d’un pénitencier ; sa « liberté » celle d’un groupe de forçats enchaînés. Pas étonnant que les bolcheviks affirment que la liberté est un préjugé bourgeois.

Les thuriféraires de l’Union soviétique insistent sur le fait que le « communisme de guerre » était justifié au début de la Révolution, à l’époque du blocus et des fronts militaires. Mais plus de seize années ont passé. Il n’y a plus ni blocus, ni combats sur les fronts, ni contre-révolution menaçante. Tous les grands États du monde ont reconnu l’URSS. Le gouvernement soviétique insiste sur sa bonne volonté envers les États bourgeois, sollicite leur coopération et commerce beaucoup avec eux. Il entretient même des relations amicales avec Mussolini et Hitler, ces fameux champions de la liberté. Il aide le capitalisme à faire face à ses tempêtes économiques en achetant des millions de dollars de marchandises et en lui ouvrant de nouveaux marchés.

Voici donc, dans les grandes lignes, ce que la Russie soviétique a accompli durant les dix-sept années qui ont suivi la révolution. Mais en ce qui concerne le communisme proprement dit, le gouvernement bolchevik suit exactement la même politique qu’auparavant. Il a effectué quelques changements politiques et économiques superficiels, mais fondamentalement il s’agit toujours du même État, fondé sur le même principe de violence et de coercition et qui emploie les mêmes méthodes de terreur et de contrainte que pendant la période 1920-1921.

LA MULTIPLICATION DES CLASSES

Il existe davantage de classes en Russie soviétique aujourd’hui qu’en 1917, et que dans la plupart des autres pays. Les bolcheviks ont créé une vaste bureaucratie soviétique qui jouit de privilèges spéciaux et d’une autorité quasiment illimitée sur les masses ouvrières et paysannes. Cette bureaucratie est elle-même commandée par une classe encore plus privilégiée de « camarades responsables » — la nouvelle aristocratie soviétique.

La classe ouvrière est divisée et sub-divisée en une multitude de catégories : les oudarniki (les troupes de choc des travailleurs, à qui l’on accorde différents privilèges), les « spécialistes », les artisans, les simples ouvriers et les manœuvres. Il y a les « cellules » d’usines, les comités d’usines, les pionniers, les komsomols, les membres du Parti, qui tous jouissent d’avantages matériels et d’une parcelle d’autorité.

Il existe aussi la vaste classe des lishenti, les personnes privées de droits civiques, dont la plupart n’ont pas la possibilité de travailler, ni le droit de vivre dans certains endroits : elles sont pratiquement privées de tout moyen d’existence. Le fameux « carnet » de l’époque tsariste, qui interdisait aux juifs de vivre dans certaines régions du pays, a été réinstauré pour toute la population grâce à la création du nouveau passeport soviétique.

Au-dessus de toutes ces classes, règne la Guépéou, institution redoutée, secrète, puissante et arbitraire, véritable gouvernement à l’intérieur du gouvernement. La Guépéou à son tour possède ses propres catégories sociales. Elle a ses forces armées, ses établissements commerciaux et industriels, ses lois et ses règlements, et dispose d’une vaste armée d’esclaves : la population pénitentiaire. Même dans les prisons et les camps de concentration, on trouve différentes classes bénéficiant de privilèges spéciaux.

Dans l’industrie règne le même genre de communisme que dans l’agriculture. Un système Taylor soviétisé fonctionne dans toute la Russie, combinant des normes de qualité très basses et le travail à la pièce — système le plus intensif d’exploitation et de dégradation humaine, et qui suscite d’innombrables différences de salaires et de rémunérations.

Les paiements se font en argent, en rations, en réductions sur les charges (loyers, électricité, etc.), sans parler des primes et des récompenses spéciales pour les oudarniki. En clair, c’est le salariat qui fonctionne en Russie.

Ai-je besoin d’ajouter qu’un système économique fondé sur le salariat ne peut avoir le moindre lien avec le communisme et en est l’antithèse absolue ?

UNE DICTATURE DE PLUS EN PLUS IMPITOYABLE

Telles sont les principales caractéristiques du système soviétique actuel. Il faut faire preuve d’une naïveté impardonnable,  ou d’une hypocrisie encore plus inexcusable, pour prétendre, comme le font les zélateurs du bolchevisme, que le travail forcé en Russie démontre les capacités « d’auto-organisation des masses dans le domaine de la production ».

Étrangement, j’ai rencontré des individus apparemment intelligents qui prétendent que, grâce à de telles méthodes, les bolcheviks « sont en train de construire le communisme ». Apparemment certains croient que construire une nouvelle société consiste à détruire brutalement, physiquement et moralement, les plus hautes valeurs de l’humanité. D’autres prétendent que la route de la liberté et de la coopération passe par l’esclavage des ouvriers et l’élimination des intellectuels. Selon eux, distiller le poison de la haine et de l’envie, instaurer un système généralisé d’espionnage et de terreur, constitue la meilleure façon pour l’humanité de se préparer à l’esprit fraternel du communisme !

Je suis évidemment en total désaccord avec ces conceptions. Rien n’est plus pernicieux que d’avilir un être humain et d’en faire le rouage d’une machine sans âme, de le transformer en serf, en espion ou en victime de cet espion. Rien n’est plus corrupteur que l’esclavage et le despotisme.

L’absolutisme politique et la dictature ont de nombreux points communs : les moyens et les méthodes utilisés pour atteindre un but donné finissent par devenir l’objectif. L’idéal du communisme, du socialisme, a cessé depuis longtemps d’inspirer les chefs bolcheviks. Le pouvoir et le renforcement du pouvoir sont devenus leur seul but. Mais la soumission abjecte, l’exploitation et l’avilissement des hommes ont transformé la mentalité du peuple.

La nouvelle génération est le produit des principes et méthodes bolcheviks, le résultat de seize années de propagation d’opinions officielles, seules opinions permises dans ce pays. Ayant grandi dans un régime où toutes les idées et les valeurs sont édictées et contrôlées par l’État, la jeunesse soviétique sait peu de choses sur la Russie elle-même, et encore moins sur les autres pays. Cette jeunesse compte de nombreux fanatiques aveugles,  à l’esprit étroit et intolérant, elle est privée de toute perception morale, dépourvue du sens de la justice et du droit. A cet élément vient s’ajouter l’influence de la vaste classe des carriéristes, des arrivistes et des égoïstes éduqués dans le dogme bolchevik : « La fin justifie les moyens. » Néanmoins il existe des exceptions dans les rangs de la jeunesse russe. Un bon nombre d’entre eux sont profondément sincères, héroïques et idéalistes. Ils voient et sentent la force des idéaux que revendique bruyamment le Parti. Ils se rendent compte que les masses ont été trahies. Ils souffrent profondément du cynisme et du mépris que le Parti prône envers toute émotion humaine. La présence des komsomols dans les prisons politiques soviétiques, les camps de concentration et l’exil, et les risques incroyables que certains d’entre eux prennent pour s’enfuir de ce pays prouvent que la jeune génération n’est pas seulement composée d’individus serviles ou craintifs. Non, toute la jeunesse russe n’a pas été transformée en pantins, en fanatiques, ou en adorateurs du trône de Staline et du mausolée de Lénine.

La dictature est devenue une nécessité absolue pour la survie du régime. Car là où règnent un système de classes et l’inégalité sociale, l’État doit recourir à la force et à la répression. La brutalité d’un tel régime est toujours proportionnelle à l’amertume et au ressentiment qu’éprouvent les masses. La terreur étatique est plus forte en Russie soviétique que dans n’importe quel pays du monde civilisé actuel, parce que Staline doit vaincre et réduire en esclavage une centaine de millions de paysans entêtés. C’est parce que le peuple hait le régime que le sabotage industriel est aussi développé en Russie, que les transports sont aussi désorganisés après plus de seize années de gestion pratiquement militarisée ; on ne peut expliquer autrement la terrible famine dans le Sud et le Sud-Est, en dépit des conditions naturelles favorables, malgré les mesures les plus sévères prises pour obliger les paysans à semer et récolter, et malgré l’extermination et la déportation de plus d’un million de paysans dans les camps de travail forcé.

La dictature bolchevik incarne une forme d’absolutisme qui doit sans cesse se durcir pour survivre, qui supprime toute opinion indépendante et toute critique dans le Parti, à l’intérieur même de ses cercles les plus élevés et les plus fermés. Il est significatif, par exemple, que les bolcheviks et leurs agents, stipendiés ou bénévoles, ne cessent d’assurer au reste du monde que « tout va bien en Russie soviétique » et que « la situation s’améliore constamment ». Ce type de discours est aussi crédible que les propos pacifistes que tient Hitler, alors qu’il accroît frénétiquement sa force militaire.

PRISE D’OTAGES ET PATRIOTISME

Loin de s’adoucir, la dictature est chaque jour plus impitoyable. Le dernier décret contre les prétendus contre-révolutionnaires, ou les traîtres à l’État soviétique, devrait convaincre même certains des plus ardents thuriféraires des miracles accomplis en Russie. Ce décret renforce les lois déjà existantes contre toute personne qui ne peut pas, ou ne veut pas, respecter l’infaillibilité de la Sainte Trinité — Marx-Lénine-Staline. Et les effets de ce décret sont encore plus drastiques et cruels contre toute personne jugée coupable.Certes, la prise d’otages n’est pas une nouveauté en Union soviétique. On la pratiquait déjà lorsque je suis revenue vivre pendant deux ans en URSS. Pierre Kropotkine et Vera Figner ont protesté en vain contre cette tache noire sur l’écusson de la révolution russe. Maintenant, au bout de dix-sept années de domination bolchevik, le pouvoir a jugé nécessaire d’édicter un nouveau décret. Non seulement, il renoue avec la pratique de la prise d’otages, mais il punit cruellement tout adulte appartenant à la famille du criminel — supposé ou réel.Voici comment le nouveau décret définit la trahison envers l’État : « tout acte commis par un citoyen de l’URSS et qui nuit aux forces armées de l’URSS, à l’indépendance ou à l’inviolabilité du territoire, tel que l’espionnage, la trahison de secrets militaires ou de secrets d’État, le passage à l’ennemi, la fuite ou le départ en avion vers un pays étranger ».

Les traîtres ont bien sûr toujours été fusillés. Ce qui rend ce nouveau décret encore plus terrifiant c’est la cruelle punition qu’il exige pour tout individu vivant avec la malheureuse victime ou qui lui apporte de l’aide, que le « complice » soit au courant du délit ou en ignore l’existence. Il peut être emprisonné, exilé, ou même fusillé, perdre ses droits civiques, et être dépossédé de tout ce qu’il a. En d’autres termes, ce nouveau décret institutionnalise une prime pour tous les informateurs qui, afin de sauver leur propre peau, collaboreront avec la Guépéou pour se faire bien voir et dénonceront aux hommes de main de l’État russe l’infortuné parent qui a offensé les Soviets.

Ce nouveau décret devrait définitivement balayer tout doute subsistant encore à propos de l’existence du communisme en Russie. Ce texte juridique ne prétend même plus défendre l’internationalisme et les intérêts du prolétariat. Le vieil hymne internationaliste s’est maintenant transformé en une chanson païenne qui vante la patrie et que la presse soviétique servile encense bruyamment : «  La défense de la Patrie est la loi suprême de la vie, et celui qui élève la main contre elle, qui la trahit, doit être éliminé. »

Il est désormais évident que la Russie soviétique est, sur le plan politique, un régime de despotisme absolu et, sur le plan économique, la forme la plus grossière du capitalisme d’État.

1. Les intertitres ont été ajoutés par le traducteur (NDLR).

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