anarchy archives

An Online Research Center on the History and Theory of Anarchism

Home

Search

About Us

Contact Us

Other Links

Critics Corner

   
 

The Cynosure

  Michael Bakunin
  William Godwin
  Emma Goldman
  Peter Kropotkin
  Errico Malatesta
  Pierre-Joseph Proudhon
  Max Stirner
  Murray Bookchin
  Noam Chomsky
  Bright but Lesser Lights
   
  Cold Off The Presses
  Pamphlets
  Periodicals
   
  Anarchist History
  Worldwide Movements
  First International
  Paris Commune
  Haymarket Massacre
  Spanish Civil War
  Bibliography
   
   
   

Voltairine de Cleyre

DE LACTION DIRECTE


« Vous pourriez, en prenant seulement votre voiture, vous rendre chez moi et me tuer sans débourser dautres frais quun peu dessence ; cependant, si vous tenez absolument à dépenser mille dollars, je vous propose une autre solution : je vous descends dun coup de revolver et ensuite je donnerai largent à ceux qui se battent pour une société libre où il ny aura plus ni assassins ni présidents, ni mendiants ni sénateurs. »

Réponse de Voltairine de Cleyre au sénateur Joseph R. Hawley qui avait offert une prime de 1000 dollars à quiconque tuerait un anarchiste.


Du point de vue de celui qui pense être capable de discerner la route du progrès humain, si tant est quil doit y avoir un progrès ; du point de vue de celui qui discerne un tel chemin sur la carte de son esprit et sefforce de lindiquer aux autres, de le leur montrer comme il le voit ; du point de vue de celui qui, en faisant cela, a choisi des expressions claires et simples à ses yeux afin de communiquer ses pensées aux autres , pour un tel individu, il apparaît regrettable et confus pour lesprit que lexpression « action directe » ait soudain acquis, aux yeux de la majorité de lopinion publique, un sens limité, qui nest pas du tout inclus dans ces deux mots, et que ceux qui pensent comme lui ne lui ont certainement jamais donné.
Cependant, il arrive souvent que le progrès joue des tours à ceux qui se croient capables de lui fixer des bornes et des limites. Fréquemment des noms, des phrases, des devises, des mots dordre ont été retournés, détournés, inversés, déformés à la suite dévénements incontrôlables par ceux qui utilisaient ces expressions correctement ; et ceux qui persistaient à défendre leur interprétation, et insistaient pour quon les écoute, ont finalement découvert que la période où se développaient lincompréhension et les préjugés annonçait seulement une nouvelle étape de recherche et de compréhension plus approfondie.
Jai tendance à penser que cest ce qui se passera avec le malentendu actuel concernant laction directe. A travers la mécompréhension, ou la déformation délibérée, de certains journalistes de Los Angeles, à lépoque où les frères McNamara (1) plaidèrent coupables, ce malentendu a soudain acquis, dans lesprit de lopinion, le sens d « attaques violentes contre la vie et la propriété » des personnes. De la part des journalistes, cela relevait soit dune ignorance crasse, soit dune malhonnêteté totale. Mais cela a poussé pas mal de gens à se demander ce quest vraiment laction directe.

Quest-ce que laction directe ?*

En réalité, ceux qui la dénoncent avec autant de vigueur et de démesure découvriront, sils réfléchissent un peu, quils ont eux-mêmes, à plusieurs reprises, pratiqué laction directe, et quils le feront encore.
Toute personne qui a pensé, ne serait-ce quune fois dans sa vie, avoir le droit de protester, et a pris son courage à deux mains pour le faire ; toute personne qui a revendiqué un droit, seule ou avec dautres, a pratiqué laction directe. Il y a une trentaine dannées, je me souviens que lArmée du Salut pratiquait vigoureusement laction directe pour défendre la liberté de ses membres de sexprimer en public, de se rassembler et de prier. On les a arrêtés, condamnés à des amendes et emprisonnés des centaines et des centaines de fois, mais ils ont continué à chanter, prier et défiler, jusquà ce que finalement ils obligent leurs persécuteurs à les laisser tranquilles. Les Industrial Workers of the World (2) mènent à présent le même combat, et ont, dans plusieurs cas, obligé les autorités à les laisser tranquilles, en utilisant la même tactique de laction directe.
Toute personne qui a eu un projet, et la effectivement mené à bien, ou qui a exposé son plan devant dautres et a emporté leur adhésion pour quils agissent tous ensemble, sans demander poliment aux autorités compétentes de le concrétiser à leur place, toute personne qui a agi ainsi a pratiqué laction directe. Toutes les expériences qui font appel à la coopération relèvent essentiellement de laction directe.
Toute personne qui a dû, une fois dans sa vie, régler un litige avec quelquun et est allé droit vers la ou les personne(s) concernée(s) pour le régler, en agissant de façon pacifique ou par dautres moyens, a pratiqué laction directe. Les grèves et les campagnes de boycott en offrent un bon exemple ; beaucoup dentre vous se souviennent de laction des ménagères de New York qui ont boycotté les bouchers et obtenu que baisse le prix de la viande : en ce moment même, un boycott du beurre est sur le point de sorganiser, face à la hausse des prix décidée par les commerçants.
Ces actions ne sont généralement pas le produit dun raisonnement profond sur les mérites de laction directe ou indirecte, mais résultent des efforts spontanés de ceux qui se sentent opprimés par une situation donnée.
En dautres termes, tous les êtres humains sont, le plus souvent, de fervents partisans du principe de laction directe et la pratiquent. Cependant la plupart dentre eux sont également favorables à laction indirecte ou politique. Ils interviennent sur les deux plans en même temps, sans y réfléchir longuement. Seul un nombre limité dindividus se refusent à avoir recours à laction politique dans telle ou telle circonstance, voire la récusent systématiquement ; mais personne, absolument personne, na jamais été « incapable » de pratiquer laction directe.
La majorité de ceux qui font profession de réfléchir sont des opportunistes ; ils penchent tantôt vers laction directe, tantôt vers laction indirecte, mais sont surtout prêts à utiliser nimporte quel moyen dès lors quune occasion lexige. En dautres termes, ceux qui affirment que le fait de voter à bulletins secrets pour élire un gouverneur est néfaste et ridicule sont aussi ceux qui, sous la pression de certaines circonstances, considèrent quil est indispensable de voter pour que tel individu occupe un poste à un moment particulier. Certains croient quen général la meilleure façon pour les gens dobtenir ce quils veulent est dutiliser la méthode indirecte : en faisant élire et en portant au pouvoir quelquun qui donnera force de loi à ce quils désirent ; mais ce sont les mêmes qui parfois, dans des conditions exceptionnelles, prôneront que lon se mette en grève ; et, comme je lai déjà dit, la grève est une forme daction directe. Ou bien ils agiront comme lont fait les agitateurs du Socialist Party (3) (organisation qui désormais soppose vigoureusement à laction directe) lété dernier, lorsque la police tentait dinterdire leurs meetings. Ils sont allés en force aux lieux de réunion, prêts à prendre la parole à nimporte quel prix, et ont fait reculer les forces de lordre. Même si cette attitude était illogique de leur part, puisquils se sont opposés aux exécuteurs légaux de la volonté majoritaire, leur action constituait un exemple parfait, et réussi, daction directe.
Ceux qui, en raison de leurs convictions profondes, sont attachés à laction directe sont seulement… mais qui donc ? Les non-violents, précisément ceux qui ne croient pas du tout en la violence ! Ne vous méprenez pas : je ne pense pas du tout que laction directe soit synonyme de non-violence. Laction directe aboutit tantôt à la violence la plus extrême, tantôt à un acte aussi pacifique que les eaux paisibles de Siloé (4). Non, les vrais non-violents peuvent seulement croire en laction directe, jamais en laction politique. La base de toute action politique est la coercition ; même lorsque lEtat accomplit de bonnes choses, son pouvoir repose finalement sur les matraques, les fusils, ou les prisons, car il a toujours la possibilité dy avoir recours.

Quelques exemples historiques

De nos jours, nimporte quel écolier américain a entendu parler de laction directe de certains hommes non-violents, dans le cadre de son programme dhistoire. Le premier exemple qui vient à lesprit est celui des premiers quakers (5) qui sinstallèrent au Massachusetts. Les puritains (6) les accusèrent de « troubler les hommes en leur prêchant la paix ». En effet, les quakers refusaient de payer des impôts ecclésiastiques, de porter les armes, de prêter serment dallégeance à un gouvernement, quel quil soit. (En agissant ainsi, ils ont pratiqué laction directe, mais de façon passive.) Aussi, les puritains, partisans de laction politique, ont fait voter des lois pour empêcher les quakers dentrer sur leur territoire, les exiler, leur infliger des amendes, des peines de prison, des mutilations et finalement les pendre. Les quakers ont continué à arriver en Amérique (ce qui était cette fois une forme active daction directe) ; et les livres dhistoire nous rappellent que, après la pendaison de quatre quakers (7), et la flagellation de Margaret Brewster qui fut attachée à une charrette et promenée à travers les rues de Boston, « les puritains renoncèrent à faire taire les nouveaux missionnaires » et que la « ténacité des quakers et leur non-violence finirent par triompher ».
Autre exemple daction directe, qui appartient aux débuts de lhistoire coloniale américaine : cette fois, il ne sagit pas dun conflit pacifique, mais de la révolte de Bacon (8). Tous nos historiens défendent laction des rebelles dans cette affaire, car ceux-ci avaient raison. Et pourtant il sagissait dune action directe violente contre une autorité légalement constituée. Laissez-moi vous rappeler les détails de cet événement : les planteurs de Virginie craignaient (avec raison) une attaque générale des Indiens. Partisans de laction politique, ils demandèrent, ou plutôt leur dirigeant Bacon exigea que le gouverneur lui accorde le droit de recruter des volontaires pour se défendre. Ce dernier craignait à juste titre quune compagnie dhommes armés ne devienne une menace pour lui-même. Il refusa donc daccorder cette permission à Bacon. A la suite de quoi, les planteurs eurent recours à laction directe. Ils levèrent des volontaires sans autorisation et combattirent victorieusement contre les Indiens. Le gouverneur décréta que Bacon était un traître mais le peuple était de son côté, si bien que le gouverneur eut peur de le traduire en justice. Finalement, la situation senvenima tellement que les rebelles mirent le feu à Jamestown. Si Bacon nétait pas mort, bien dautres événements se seraient produits. Bien sûr, la répression fut terrible, comme cela se passe habituellement lorsquune révolte seffondre delle-même ou est écrasée. Néanmoins, pendant sa brève période de succès, cette révolte corrigea nombre dabus. Je suis persuadée que, à lépoque, les partisans de laction politique à tout prix, après que les réactionnaires furent revenus au pouvoir, ont dû sexclamer : « Regardez tous les maux que provoque laction directe ! Notre colonie a fait un bond dau moins vingt-cinq ans en arrière» ; ils oubliaient que, si les colons navaient pas recouru à laction directe, les Indiens auraient pris leurs scalps un an plus tôt, au lieu que nombre dentre eux soient pendus par le gouverneur un an plus tard.
Dans la période dagitation et dexcitation qui précéda la révolution américaine, on assista à toutes sortes dactions directes, des plus pacifiques aux plus violentes ; je crois que presque tous ceux qui étudient lhistoire des Etats-Unis trouvent que ces actions constituent la partie la plus intéressante de lhistoire, celle qui simprègne le plus facilement dans leur mémoire.
Parmi les actions pacifiques, on peut citer notamment les accords de non-importation, les ligues pour porter des vêtements fabriqués dans la colonie et les « comités de correspondance » (9). Comme les hostilités se développaient inévitablement, laction directe violente prit elle aussi de lampleur ; par exemple, on détruisit les timbres fiscaux, on interdit le débarquement des cargaisons de thé, on les plaça dans des locaux humides, on les jeta dans les eaux du port, comme à Boston, on obligea un propriétaire dune cargaison de thé à mettre le feu à son propre bateau, comme à Annapolis.
Toutes ces actions sont décrites dans nos manuels dhistoire, et aucun auteur ne les condamne, ou ne les regrette, bien quil se soit agi à chaque fois dactions directes contre des autorités légalement constituées et contre le droit de propriété. Si je cite ces exemples et dautres de même nature, cest pour souligner deux points à lintention de ceux qui répètent certains arguments comme des perroquets : premièrement, les hommes ont toujours eu recours à laction directe ; et deuxièmement, ceux qui la condamnent aujourdhui sont également ceux qui lapprouvent dun point de vue historique.
George Washington dirigeait la Ligue des planteurs de Virginie contre les importations ; un tribunal lui aurait certainement « enjoint » de ne pas créer une telle organisation et, sil avait insisté, il lui aurait infligé une amende pour offense à la Cour.

La Guerre de Sécession

Lorsque le grand conflit entre le Nord et le Sud sintensifia, ce fut encore laction directe qui précéda et précipita laction politique. Et je ferai remarquer que lon nengage jamais, que lon nenvisage même jamais aucune action politique, tant que les esprits assoupis nont pas été réveillés par des actes de protestation directe contre les conditions existantes.
Lhistoire du mouvement abolitionniste et de la Guerre de Sécession nous offre un énorme paradoxe, même si nous savons bien que lhistoire nest quune chaîne de paradoxes. Sur le plan politique, les États esclavagistes luttaient pour une plus grande liberté, pour lautonomie de chaque Etat et contre toute intervention du gouvernement fédéral ; par contre, les États non esclavagistes voulaient un Etat centralisé et fort, Etat que les sécessionnistes condamnaient avec raison parce quil allait donner naissance à des formes de pouvoir de plus en plus tyranniques. Et cest ce qui arriva. Depuis la fin de la guerre de Sécession, le pouvoir fédéral empiète de plus en plus sur les prérogatives de chaque Etat. Les négriers modernes (les industriels) se retrouvent continuellement en conflit avec le pouvoir centralisé contre lequel les esclavagistes dantan protestaient (la liberté à la bouche mais la tyrannie au cœur). Dun point de vue éthique, ce sont les États non esclavagistes qui, en théorie, prônaient une plus grande liberté, tandis que les sécessionnistes défendaient le principe de lesclavage. Mais cette position éthiquement juste était très abstraite : en effet, la majorité des Nordistes, qui navaient jamais côtoyé desclaves noirs, pensaient que cette forme dexploitation était probablement une erreur ; mais ils nétaient pas pressés de la faire disparaître. Seuls les abolitionnistes, une infime minorité, avaient une véritable position éthique : à leurs yeux seule importait labolition de lesclavage ils ne se souciaient pas de la sécession ni de lunion entre les États américains. Au point que beaucoup dentre eux prônaient la dissolution de lUnion ; ils pensaient que le Nord devaient en prendre linitiative afin que les Nordistes ne soient plus accusés de maintenir les Noirs prisonniers de leurs chaînes.
Bien sûr, toutes sortes de gens ayant toutes sortes didées voulaient abolir lesclavage : des quakers comme Whittier (10) (les quakers, ces partisans de la paix à tout prix, furent en fait les premiers partisans de labolition de lesclavage, dès leur arrivée en Amérique) ; des partisans modérés de laction politique qui voulaient racheter les esclaves pour résoudre le problème rapidement ; et puis des gens extrêmement violents qui croyaient en la violence et menèrent toutes sortes dactions radicales.
En ce qui concerne les politiciens, pendant trente ans ils essayèrent de se défiler, de conclure des compromis, de marchander, de maintenir le statut quo, damadouer les deux parties, alors que la situation exigeait des actes, ou au moins une parodie daction. Mais « les étoiles dans leur course combattirent contre Sisera (11)», le système seffondra de lintérieur et, sans éprouver le moindre remords, les partisans de laction directe agrandirent les fissures de lédifice esclavagiste.
Parmi les différentes expressions de la révolte directe mentionnons lorganisation du « chemin de fer souterrain ». La plupart de ceux qui y participèrent soutenaient les deux formes daction (directe et politique) ; cependant, même si, en théorie, ils pensaient que la majorité avait le droit dédicter et dappliquer des lois, ils ny croyaient pas totalement. Mon grand-père avait fait partie de ce réseau clandestin et aidé de nombreux esclaves à rejoindre le Canada. Cétait un homme attaché aux règles, dans la plupart des domaines, même si jai souvent pensé quil respectait la loi parce quil avait rarement affaire à elle ; ayant toujours mené la vie dun pionnier, la loi le touchait généralement dassez loin, alors que laction directe avait pour lui la valeur dun impératif. Quoi quil en soit, et aussi légaliste fût-il, il néprouvait aucun respect pour les lois esclavagistes, même si elles avaient été votées à une majorité de 500 pour cent. Et il violait consciemment toutes celles qui lempêchaient dagir.
Parfois, le bon fonctionnement du « chemin de fer souterrain » exigeait lusage de la violence, et on lemployait. Je me souviens quune vieille amie me raconta quelle et sa mère avaient surveillé leur porte toute la nuit, pendant quun esclave recherché se cachait dans leur cave. Toutes deux avaient beau descendre de familles quakers et sympathiser avec leurs idées, elles avaient un fusil de chasse à portée de main, sur la table. Heureusement, elles neurent pas besoin de tirer, ce soir-là.
Lorsque la loi sur les esclaves évadés fut votée, grâce à certains politiciens du Nord qui voulaient encore amadouer les propriétaires desclaves, les partisans de laction directe décidèrent de libérer les esclaves qui avaient été repris. Il y eut l « opération Shadrach » puis lopération « Jerry » (cette dernière sous la direction du fameux Gerrit Smith (12)), et bien dautres qui réussirent ou échouèrent. Cependant les politiciens continuèrent leurs manœuvres et tentèrent de concilier linconciliable. Les partisans de la paix à tout prix, les plus légalistes, dénoncèrent les abolitionnistes, un peu de la même façon que des gens comme William D. Haywood (13) et Frank Bohn (14) sont dénoncés par leur propre parti aujourdhui.

John Brown

Lautre jour, jai lu dans le quotidien Daily Socialist de Chicago une lettre du secrétaire du Socialist Party de Louisville au secrétaire national. M. Dobbs demandait que lon remplace M. Bohn, qui devait venir parler dans sa ville, par un orateur plus responsable et plus raisonnable. Pour expliquer sa démarche, il citait un passage de la conférence de Bohn : « Si les frères McNamara avaient défendu avec succès les intérêts de la classe ouvrière, ils auraient eu raison, de même que John Brown (15) aurait eu raison sil avait réussi à libérer les esclaves. Pour John Brown, comme pour les McNamara, lignorance était leur seul crime. »
Et M. Dobbs de faire le commentaire suivant. « Nous nous élevons fermement contre de tels propos. Cette comparaison entre la révolte ouverte même si elle était erronée de John Brown dun côté, et les méthodes clandestines et meurtrières des frères McNamara de lautre, est le fruit dun raisonnement creux qui conduit à des conclusions logiques très dangereuses. »
M. Dobbs ignore certainement ce que furent la vie et les actions de John Brown. Ce partisan convaincu de la violence aurait traité avec mépris quiconque aurait essayé de le faire passer pour un agneau. Et une fois quune personne croit en la violence, cest à elle seule de décider quelle est la façon la plus efficace de lappliquer, en fonction des conditions concrètes et de ses propres moyens. John Brown nhésita jamais à utiliser des méthodes conspiratives. Ceux qui ont lu l Autobiographie de Frederick Douglass (16) et les Souvenirs de Lucy Colman (17) savent que John Brown avait prévu dorganiser une série de camps fortifiés dans les montagnes de la Virginie-Occidentale, de la Caroline du Nord et du Tennessee, denvoyer des émissaires secrets parmi les esclaves pour les inciter à venir se réfugier dans ces camps, et ensuite réfléchir aux mesures et aux conditions nécessaires pour fomenter la révolte chez les Noirs. Ce plan échoua surtout parce que les esclaves eux-mêmes ne désiraient pas assez fortement la liberté.
Plus tard, lorsque des politiciens à lesprit tortueux, toujours soucieux de ne rien faire, votèrent la loi Kansas-Nebraska qui laissait les colons décider seuls de la légalité de lesclavage, les partisans de laction directe, dans les deux camps, envoyèrent de pseudo-colons dans ces territoires et ceux-ci saffrontèrent. Les partisans de lesclavage arrivèrent les premiers ; ils rédigèrent une constitution qui reconnaissait lesclavage et une loi punissant de mort toute personne qui aiderait un esclave à séchapper ; mais les Free Soilers (18), qui arrivèrent un peu plus tard parce quils venaient dÉtats plus éloignés, rédigèrent une seconde constitution, et refusèrent de reconnaître les lois de leurs adversaires. John Brown se trouvait parmi eux et utilisa la violence, tantôt ouvertement tantôt clandestinement. Les politiciens décents, favorables à la paix sociale, le considéraient comme un « voleur de chevaux et un assassin ». Et il ne fait pas le moindre doute quil vola des chevaux, sans prévenir personne de son intention de les dérober, et quil tua des partisans de lesclavage. Il se battit et réussit à sen tirer un bon nombre de fois avant quil tente de semparer de larsenal de Harpers Ferry (19). Sil nutilisa pas la dynamite, cest seulement parce quelle nétait pas encore une arme très répandue à lépoque. Il attenta à la vie de beaucoup plus de gens que les frères McNamara, dont M. Dobbs condamne les « méthodes meurtrières ». Pourtant les historiens ont compris la portée des actions de John Brown. Cet homme violent, qui avait du sang sur les mains, fut condamné et pendu pour haute trahison ; mais tout le monde sait que cétait une âme forte et belle, désintéressée, qui ne pouvait supporter que quatre millions dhommes soient traités comme des animaux. John Brown pensait que combattre cette injustice, ce crime horrible, était un devoir sacré quil accomplissait sur lordre de Dieu car cet homme très religieux appartenait à lEglise presbytérienne.

Cest grâce aux actions, pacifiques ou violentes, des précurseurs du changement social que la Conscience Humaine, la conscience des masses, séveille au besoin du changement. Il serait absurde de prétendre quaucun résultat positif na jamais été obtenu par les moyens politiques traditionnels ; parfois de bonnes choses en résultent. Mais jamais tant que la révolte individuelle, puis la révolte des masses ne limposent. Laction directe est toujours le héraut, lélément déclencheur, qui permet à la grande masse des indifférents de prendre conscience que loppression devient intolérable.

Les luttes actuelles contre lesclavage salarié

Nous subissons maintenant loppression dans ce pays et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que lancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques. Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions desclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourdhui ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers dindustrie.
A travers laction imprévisible dinstitutions quaucun deux na créées, mais qui sévissent depuis leur naissance, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni shabiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements sans parler des autres bienfaits que la société est censée leur dispenser, comme léducation et laccès aux plaisirs artistiques.
Ces ouvriers ont, dune façon ou dune autre, joint leurs efforts pour que leur condition saméliore ; en premier lieu par laction directe, en second lieu par laction politique. Nous avons des groupes comme la Grange (20), les Farmers Alliances (21), les coopératives, les colonies expérimentales, les Knights of Labor (22), les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids de lexploitation, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques, et une journée de travail un peu plus courte ; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou lallongement des horaires.
Aucun de ces groupes, à part les IWW, na reconnu quil existe une guerre sociale et quelle se poursuivra tant que se perpétueront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté les institutions fondées sur la propriété privée, telles quelles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce quil leur semblait possible et raisonnable daccomplir. Lors de la création de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier, ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.
Certes, parmi ces organisations, il y avait et il y a des militants qui voyaient au-delà des revendications immédiates ; qui pensaient que lévolution actuelle devait amener les forces de la Vie à protester violemment ; quelle naura pas dautre choix que de protester ; quelle devra protester ou mourir docilement ; et que, puisquil nest pas dans la nature de la Vie de se rendre sans combattre, elle ne mourra pas.
Il y a vingt-deux ans, jai rencontré des militants des Farmers Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui mont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés par leurs organisations ; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour des objectifs immédiats quils percevaient clairement : prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue. A lépoque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. Dailleurs, même aujourdhui, peu dentre eux le comprennent. Ils doivent encore apprendre quil nexiste quune seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines.
Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en sengageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées nétaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A lorigine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à lécart du marché jusquà ce quils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme daide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment lhumanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire nait bouleversé tellement lesprit des hommes quil leur ait donné envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux ; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra surtout à cause de sa futilité.
Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce quils nont pas eu recours à laction directe, ni parce quils se sont mêlés de politique, mais parce quil sagissait dune masse douvriers trop hétérogène pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.

Pourquoi les patrons ont peur des grèves

Les syndicats ont atteint une taille bien plus imposante que celle des Knights of Labor et leur pouvoir a continué à croître, lentement mais sûrement. Certes cette croissance a connu des fluctuations, des reculs ; de grandes organisations ont surgi puis disparu. Mais dans lensemble, les syndicats constituent un pouvoir en plein développement. Malgré leurs faibles ressources, ils ont offert, à une certaine fraction des travailleurs, un moyen dunir leurs forces, de faire pression directement sur leurs maîtres et dobtenir ainsi une petite partie de ce quils voulaient de ce quils devaient essayer dobtenir, vu leur situation. La grève est leur arme naturelle, celle quils se sont forgée eux-mêmes. Neuf fois sur dix, les patrons redoutent la grève même si, bien sûr, il peut arriver que certains sen réjouissent, mais cest plutôt rare. Les patrons savent quils peuvent gagner contre les grévistes, mais ils ont terriblement peur que leur production sinterrompe. Par contre, ils ne craignent nullement un vote qui exprimerait « la conscience de classe » des électeurs ; à latelier, vous pouvez discuter du socialisme, ou de nimporte quel autre programme ; mais le jour où vous commencez à parler de syndicalisme, attendez-vous à perdre votre travail ou au moins à ce que lon vous menace et que lon vous ordonne de vous taire. Pourquoi ? Le patron se moque de savoir que laction politique nest quune impasse où ségare louvrier, et que le socialisme politique est en train de devenir un mouvement petit-bourgeois. Il est persuadé que le socialisme est une très mauvaise chose mais il sait aussi que celui-ci ne sinstaurera pas demain. Par contre, si tous ses ouvriers se syndiquent, il sera immédiatement menacé. Son personnel aura lesprit rebelle, il devra dépenser de largent pour améliorer les conditions de travail, il sera obligé de garder des gens quil naime pas et, en cas de grève, ses machines ou ses locaux seront peut-être endommagés.
On dit souvent, et on le répète parfois jusquà la nausée, que les patrons ont une « conscience de classe », quils sont solidement soudés pour défendre leurs intérêts collectifs, et sont prêts individuellement à subir toutes sortes de pertes plutôt que de trahir leurs prétendus intérêts communs. Ce nest absolument pas vrai. La majorité des capitalistes sont exactement comme la plupart des ouvriers : ils se préoccupent beaucoup plus de leurs pertes personnelles (ou de leurs gains) que des pertes (ou des victoires) de leur classe. Et lorsquun syndicat menace un patron, cest à son portefeuille quil sen prend.

Toute grève est synonyme de violence

Aujourdhui chacun sait quune grève, quelle que soit sa taille, est synonyme de violence. Même si les grévistes ont une préférence morale pour les méthodes pacifiques, ils savent parfaitement que leur action causera des dégâts. Lorsque les employés du télégraphe font grève, ils sectionnent des câbles et scient des pylônes, tandis que les jaunes bousillent leurs instruments de travail parce quils ne savent pas les utiliser. Les sidérurgistes saffrontent physiquement aux briseurs de grève, cassent des carreaux, détraquent certains appareils de mesure, endommagent des laminoirs qui coûtent très cher et détruisent des tonnes de matières premières. Les mineurs endommagent des pistes et des ponts et font sauter des installations. Sil sagit douvriers, ou douvrières, du textile, un incendie dorigine inconnue éclate, des pierres volent à travers une fenêtre apparemment inaccessible ou une brique est lancée sur la tête dun patron. Quand les employés des tramways font grève, ils arrachent les rails ou élèvent des barricades sur les voies avec des charrettes ou des wagons retournés, des clôtures volées, des voitures incendiées. Lorsque les cheminots se mettent en colère, des moteurs « expirent », des locomotives folles démarrent sans conducteur, des chargements déraillent et des trains sont bloqués. Sil sagit dune grève du bâtiment, les travailleurs dynamitent des constructions. Et à chaque fois, des combats éclatent entre dun côté les briseurs de grève et les jaunes et, de lautre, les grévistes et leurs sympathisants, entre le Peuple et la Police.
Pour les patrons, une grève sera synonyme de projecteurs, de fil de fer barbelé, de palissades, de locaux de détention, de policiers et dagents provocateurs, de kidnappings violents et dexpulsions. Ils inventeront tous les moyens possibles pour se protéger directement, sans compter lultime recours à la police, aux milices, aux brigades spéciales et aux troupes fédérales.
Tout le monde sait cela et sourit lorsque les responsables syndicaux protestent, affirmant que leurs organisations sont pacifiques et respectent les lois. Tout le monde est conscient quils mentent. Les travailleurs savent que les grévistes utilisent la violence, à la fois ouvertement et clandestinement, et quils nont pas dautres moyens, sils ne veulent pas capituler immédiatement. Et la population ne confond pas les grévistes qui sont obligés de recourir à la violence avec les crapules destructrices qui les provoquent délibérément. Généralement, les gens comprennent que les grévistes agissent ainsi parce quils sont poussés par la dure logique dune situation quils nont pas créée, mais qui les force à attaquer pour survivre, sinon ils seront obligés de tomber tout droit dans la misère jusquà ce que la mort les frappe, à lhospice, dans les rues des grandes villes ou sur les berges boueuses dune rivière. Telle est lhorrible situation devant laquelle se trouvent les ouvriers ; ce sont les êtres les plus humains ils font un détour pour soigner un chien blessé, ou ramener chez eux un chiot et le nourrir, ou sécartent dun pas pour ne pas écraser un ver de terre et ils recourent à la violence contre leurs congénères. Ils savent, parce que la réalité le leur a appris, que cest lunique façon de gagner, si tant est quils puissent gagner quelque chose. « Vous navez quà mieux voter aux prochaines élections ! » affirment certains. Il ma toujours semblé quil sagit de lune des réponses les plus ridicules quune personne puisse faire, lorsquun gréviste lui demande de laide face à une situation matérielle délicate, et alors que les élections auront lieu dans six mois, un an voire deux ans.
Malheureusement, ceux qui savent comment la violence est utilisée dans la guerre des syndicats contre les patrons ne prennent pas publiquement la parole pour dire : « Tel jour, à tel endroit, telle action spécifique a été entreprise ; telles et telles concessions ont été accordées à la suite de cette action ; tel patron a capitulé. » Agir ainsi mettrait en péril leur liberté et leur pouvoir de continuer le combat. Cest pourquoi ceux qui sont les mieux informés doivent se taire et ricaner discrètement en écoutant les ignorants pérorer. Pourtant seule la connaissance des faits peut éclaircir leur position.

Les adversaires de laction directe

Ces dernières semaines, certains nont pas été avares de paroles creuses. Des orateurs et des journalistes, honnêtement convaincus de lefficacité de laction politique, persuadés quelle seule peut permettre aux ouvriers de remporter la bataille, ont dénoncé les dommages incalculables causés par ce quils appellent laction directe (ils veulent dire en fait la « violence conspiratrice »).
Un certain Oscar Ameringer, par exemple, a récemment déclaré, lors dun meeting à Chicago, que la bombe lancée à Haymarket Square en 1886 avait fait reculer le mouvement pour la journée de huit heures dun quart de siècle. Daprès lui, ce mouvement aurait été victorieux si la bombe navait pas été lancée. Ce monsieur commet une grave erreur.
Personne nest capable de mesurer précisément leffet positif ou négatif dune action, à léchelle de plusieurs mois ou de plusieurs années. Personne ne peut démontrer que la journée de huit heures aurait pu devenir obligatoire vingt-cinq ans auparavant.
Nous savons que les législateurs de lIllinois ont voté une loi pour la journée de 8 heures en 1871 et que ce texte est resté lettre morte. On ne peut pas davantage démontrer que laction directe des ouvriers aurait pu limposer. Quant à moi, je pense que des facteurs beaucoup plus puissants que la bombe de Haymarket ont joué un rôle.
Dun autre côté, si lon croit que linfluence négative de la bombe a été si puissante, alors les conditions de travail et lexercice des activités syndicales devraient être bien plus difficiles à Chicago que dans les villes où rien daussi grave ne sest produit. Pourtant on constate le contraire. Même si les conditions des travailleurs y sont déplorables, elles sont bien moins mauvaises à Chicago que dans dautres grandes villes, et le pouvoir des syndicats y est plus développé que dans nimporte quel autre endroit, excepté San Francisco. Si lon veut donc absolument tirer des conclusions à propos des effets de la bombe de Haymarket, il faut tenir compte de ces faits avant davancer une hypothèse. En ce qui me concerne, je ne pense pas que cet événement ait joué un rôle important dans lévolution du mouvement ouvrier.
Et il en sera de même avec la vigoureuse actuelle contre la violence. Rien na fondamentalement changé. Deux hommes ont été emprisonnés pour ce quils ont fait (il y a vingt-quatre ans, leurs semblables ont été pendus pour des actes quils navaient pas commis) et quelques autres seront peut-être incarcérés. Mais les forces de la Vie continueront à se révolter contre leurs chaînes économiques. Cette révolte ne faiblira pas, peu importe le parti qui remportera ou perdra les élections, jusquà ces chaînes soient brisées.

Comment pourrons-nous briser nos chaînes ?

Les partisans de laction politique nous racontent que seule laction électorale du parti de la classe ouvrière pourra atteindre un tel résultat ; une fois élus, ils entreront en possession des sources de la Vie et des moyens de production ; ceux qui aujourdhui possèdent les forêts, les mines, les terres, les canaux, les usines, les entreprises et qui commandent aussi au pouvoir militaire à leur botte, en bref les exploiteurs, abdiqueront demain leur pouvoir sur le peuple dès le lendemain des élections quils auront perdues.
Et en attendant ce jour béni ?
En attendant, soyez pacifiques, travaillez bien, obéissez aux lois, faites preuve de patience et menez une existence frugale (comme Madero (23) le conseilla aux paysans mexicains après les avoir vendus à Wall Street).
Si certains dentre vous sont privés de leurs droits civiques, ne vous révoltez même pas contre cette mesure, cela risquerait de « faire reculer le parti ».

Action politique et action directe

Jai déjà dit que, parfois, laction politique obtient quelques résultats positifs et pas toujours sous la pression des partis ouvriers, dailleurs. Mais je suis absolument convaincue que les résultats positifs obtenus occasionnellement sont annulés par les résultats négatifs ; de même que je suis convaincue que, si laction directe a parfois des conséquences négatives, celles-ci sont largement compensées par les conséquences positives de laction directe.
Presque toutes les lois originellement conçues pour le bénéfice des ouvriers sont devenues une arme entre les mains de leurs ennemis, ou bien sont restées lettre morte, sauf lorsque le prolétariat et ces organisations ont imposé directement leur application. En fin de compte, cest toujours laction directe qui a le rôle moteur. Prenons par exemple la loi antitrusts censée bénéficier au peuple en général et à la classe ouvrière en particulier. Il y environ deux semaines, 250 dirigeants syndicaux ont été cités en justice. La compagnie de chemins de fer Illinois Central les accusait en effet davoir formé un trust en déclenchant une grève !
Mais la foi aveugle en laction indirecte, en laction politique, a des conséquences bien plus graves : elle détruit tout sens de linitiative, étouffe lesprit de révolte individuelle, apprend aux gens à se reposer sur quelquun dautre afin quil fasse pour eux ce quils devraient faire eux-mêmes ; et enfin elle fait passer pour naturelle une idée absurde : il faudrait encourager la passivité des masses jusquau jour où le parti ouvrier gagnera les élections ; alors, par la seule magie dun vote majoritaire, cette passivité se transformera tout à coup en énergie. En dautres termes, on veut nous faire croire que des gens qui ont perdu lhabitude de lutter pour eux-mêmes en tant quindividus, qui ont accepté toutes les injustices en attendant que leur parti acquière la majorité ; que ces individus vont tout à coup se métamorphoser en véritables « bombes humaines », rien quen entassant leurs bulletins dans les urnes !
Les sources de la Vie, les richesses naturelles de la Terre, les outils nécessaires pour une production coopérative doivent devenir accessibles à tous. Le syndicalisme doit élargir et approfondir ses objectifs, sinon il disparaîtra ; et la logique de la situation forcera graduellement les syndicalistes à en prendre conscience. Les problèmes des ouvriers ne pourront jamais être résolus en tabassant des jaunes, tant que des cotisations élevées et dautres restrictions limiteront les adhésions au syndicat et pousseront certains travailleurs à aider les patrons. Les syndicats se développeront moins en combattant pour des salaires plus élevés quen luttant pour une semaine de travail plus courte, ce qui permettra daugmenter le nombre de leurs membres, daccepter tous ceux qui veulent adhérer. Si les syndicats veulent gagner des batailles, tous les ouvriers doivent sallier et agir ensemble, agir rapidement (sans en avertir les patrons à lavance) et profiter de leur liberté dagir ainsi à chaque fois. Et si, un jour, les syndicats regroupent tous les ouvriers, aucune conquête ne sera permanente, à moins quils se mettent en grève pour tout obtenir pas une augmentation de salaire, ni une amélioration secondaire, mais toutes les richesses de la nature et quils procèdent, dans la foulée, à lexpropriation directe et totale !
Le pouvoir des ouvriers ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans leur capacité à paralyser la production. La majorité des électeurs ne sont pas des ouvriers. Ceux-ci travaillent à un endroit aujourdhui, à un autre demain, ce qui empêche un grand nombre dentre eux de voter ; un grand pourcentage des ouvriers dans ce pays sont des étrangers qui nont pas le droit de voter. Les dirigeants socialistes le savent parfaitement. La preuve ? Ils affadissent leur propagande sur tous les points afin de gagner le soutien de la classe capitaliste, du moins des petits entrepreneurs. Selon la presse socialiste, des spéculateurs de Wall Street assurent quils sont prêts à acheter des actions de Los Angeles à un administrateur socialiste aussi bien quà un administrateur capitaliste. Les journaux socialistes prétendent que ladministration actuelle de Milwaukee a créé une situation économique très favorable aux petits investisseurs ; leurs articles publicitaires conseillent aux habitants de cette ville de se rendre chez Dupont ou Durand sur Milwaukee Avenue, qui les servira aussi bien quun grand magasin dépendant dune grosse chaîne commerciale. En clair, parce que nos socialistes savent quils ne pourront pas obtenir une majorité sans les voix de cette classe sociale, ils essaient désespérément de gagner le soutien (et de prolonger la vie) de la petite-bourgeoisie que léconomie socialiste fera disparaître.
Au mieux, un parti ouvrier pourrait, en admettant que ses députés restent honnêtes, former un solide groupe parlementaire qui conclurait des alliances ponctuelles avec tel ou tel autre groupe afin dobtenir quelques mini-réformes politiques ou économiques.
Mais lorsque la classe ouvrière sera regroupée dans une seule grande organisation syndicale, elle pourra montrer à la classe possédante, en cessant brusquement le travail dans toutes les entreprises, que toute la structure sociale repose sur le prolétariat ; que les biens des patrons nont aucune valeur sans lactivité des travailleurs ; que des protestations comme les grèves sont inhérentes à ce système fondé sur la propriété privée et quelles se reproduiront tant quil ne sera pas aboli. Et, après lavoir montré dans les faits, les ouvriers exproprieront tous les possédants.
« Mais le pouvoir militaire, objectera le partisan de laction politique, nous devons dabord obtenir le pouvoir politique, sinon on utilisera larmée contre nous ! »
Contre une véritable grève générale, larmée ne peut rien. Oh, bien sûr, si vous avez un socialiste dans le genre dAristide Briand (24) au pouvoir, il sera prêt à déclarer que les ouvriers sont tous des « serviteurs de lEtat » et à essayer de les faire travailler contre leurs propres intérêts. Mais contre le solide mur dune masse douvriers immobiles, même un Briand se cassera les dents.
En attendant, tant que la classe ouvrière internationale ne se réveillera pas, la guerre sociale se poursuivra, malgré toutes les déclarations hystériques de tous ces individus bien intentionnés qui ne comprennent pas que les nécessités de la Vie puissent sexprimer ; malgré la peur de tous ces dirigeants timorés ; malgré toutes les revanches que prendront les réactionnaires ; malgré tous les bénéfices matériels que les politiciens retirent dune telle situation. Cette guerre de classe se poursuivra parce que la Vie crie son besoin dexister, quelle étouffe dans le carcan de la Propriété, et quelle ne se soumet pas.
Et que la Vie ne se soumettra pas.
Cette lutte durera tant que lhumanité ne se libérera pas elle-même pour chanter lHymne à lHomme de Swinburne (22) :
« Gloire à lHomme dans ses plus beaux exploits
Car il est le maître de toutes choses. »



* Tous les intertitres sont du traducteur.

Notes du traducteur

1. Le 10 octobre 1910, James et Joseph McNamara, respectivement membres des syndicat des typographes et du bâtiment, posèrent une bombe à proximité du Los Angeles Times, bombe censée causer uniquement des dégâts matériels. Malheureusement lexplosion déclencha un violent incendie et 21 employés du journal moururent suite à cet attentat. Les deux frères, sur le conseil de leur avocat Clarence Darrow, plaidèrent coupables et évitèrent la peine de mort.
2. IWW (Industrial Workers of the World) ou Wobblies. . Syndicat révolutionnaire fondé en 1905 par des syndicalistes radicaux qui sopposaient à la politique conservatrice et pro-patronale de lAmerican Federation of Labor. Les Wobblies comprenaient beaucoup de membres du Socialist Party of America, du Socialist Labor Party et dautres groupes radicaux de gauche. Pendant les années 1910, les IWW jouèrent un rôle important dans la lutte pour les droits des travailleurs américains. Des militants célèbres comme John Reed (auteur du classique Dix jours qui ébranlèrent le monde), Mother Jones, Big Bill Haywod, Joe Hill et dautres prirent parti pour lidée dun « grand syndicat unique » en espérant que les travailleurs du monde entier pourraient sunir et combattre ensemble contre leurs oppresseurs capitalistes. De 1905 à 1920 les IWW organisèrent des centaines de milliers douvriers dans les mines, les usines et chez les paysans. Ils ne regroupèrent jamais plus de 150 000 membres à la fois mais près de 3 millions de personnes y appartinrent à un moment ou un autre. Les IWW étaient surtout implantés dans louest des États Unis où ils organisaient ensemble femmes et hommes, Noirs et Blancs, les immigrés et Américains dans des syndicats dindustrie, non catégoriels. Leur but explicite était de renverser le capitalisme et beaucoup de ses membres sympathisèrent avec la révolution dOctobre. Le gouvernement lança une répression féroce contre les IWW en 1917 et linfluence du syndicat baissa rapidement. Cette organisation, aujourdhui anarcho-syndicaliste, existe encore, mais ne regroupe que quelques centaines de militants.
3.
Socialist Party : créé en 1901, ce parti compte plus de mille élus (dont un membre du Congrès) en 1912 et joue à lépoque un rôle influent dans les syndicats de lAmerican Federation of Labor. Les trois dirigeants les plus importants furent Eugene Debs, Daniel De Leon et William D. Haywood. Ce dernier, partisan de laction directe, fut exclu du parti en 1913 après une longue discussion au terme de laquelle le parti décida que « lutilisation de la violence et du sabotage, méthodes destinées à la guerre de guérilla, démoralise ceux qui emploient de telles méthodes et ouvrent la porte aux agents provocateurs ».
4. Les eaux de Siloé : allusion à un réservoir qui constituait le seul point deau permanent de Jérusalem au VIIe siècle avant J.-C. Elles avaient la réputation davoir des vertus thérapeutiques, puiquil y est fait allusion dans lévangile selon Jean.
5. Quakers : mouvement né en 1647 dune révolte contre lEglise anglicane. Persécutés en Angleterre comme en Amérique où ils sétablirent dès 1681, ils jouèrent un rôle important dans la lutte contre lesclavage.
6. Puritains. Ce terme désigne au départ un groupe de presbytériens rigides qui voulaient « purifier » lEglise anglicane des restes de linfluence catholique. Ils commencèrent à émigrer en 1620, en Virginie et en Nouvelle-Angleterre, notamment, pour constituer des communautés fermées. Pendant presque un siècle, ils essayèrent dimposer leurs normes intolérantes et persécutèrent tous ceux qui ne pensaient pas comme eux. Leur attachement au sens littéral de la Bible, qui les caractérise, a influencé toute lhistoire américaine jusquà aujourdhui comme en témoignent de nombreux aspects de la culture des États-Unis.
7. La dernière dentre elles sappelait Mary Dyer, mère de six enfants, pendue à un arbre en 1660 à Boston. De 1660 à 1677, les sœurs Wright, Mary, Hannah et Lydia vinrent successivement protester à Boston contre les persécutions dont étaient victimes les quakers. Elles furent à chaque fois, emprisonnées, jugées puis expulsées de la ville. Les quakers étaient dénudé(e)s jusquà la ceinture, attaché(e)s à une charrette et fouetté(e)s dans les rues avant dêtre chassé(e)s de la colonie. Lydia accompagna à Boston Margaret Brewster qui entra dans une église puritaine, vêtue comme une pénitente, pieds nus, cheveux au vent, des cendres sur la tête, et un sac recouvrant ses vêtements.

2. Nathaniel Bacon (1647-1676) dirigea en 1676 un groupe de colons révoltés qui semparèrent de la ville de Jamestown et lincendièrent pour obtenir des réformes et une plus grande participation dans le gouvernement de la Virginie.
3. Les comités de correspondance furent créés en 1774 pour rassembler les doléances des Américains contre les Britanniques.
4. John Whittier (1807-1892) poète américain opposé à lesclavage. Au sud-est de Los Angeles, en Californie, il existe une ville fondée par les quakers et qui porte son nom

11. La citation est extraite du livre des Juges 5, 20 : « Du haut des cieux, les étoiles ont combattu, de leurs sentiers, elles ont combattu Sisera. » LAncien Testament fait allusion à une intervention miraculeuse des étoiles en faveur des Juifs au cours de leur bataille contre le général Sisera.

5. Gerrit Smith (1797-) Philanthrope et réformateur social, seul membre du Congrès partisan de labolition de lesclavage il finança John Brown et fut impliqué dans lattaque de larsenal de Harpers Ferry. Avocat de légalité des femmes, il pensait néanmoins que les Noirs devaient obtenir le droit de vote avant les femmes.
6. William D. (dit « Big Bill) Haywood (1869-) Travaille comme mineur dès lâge de 9 ans et perd un œil à la suite dun accident de travail. Suite aux sévères défaites subies par les mineurs à partir de 1901, il développe lidée dun « grand syndicat unique » et joue un rôle important dans la création des IWW. En 1917, le gouvernement arrête Haywood et une centaine dautres militants en les accusant despionnage et aussi parce quils ont appelé à des grèves en temps de guerre. Big Bill est condamné à une lourde peine de prison, mais senfuit en Union soviétique où il meurt en 1928.
7. Frank Bohn, ce militant de la gauche du Socialist Party et des IWW tourna fort mal puisquil termina sa carrière comme député du Parti républicain !

15. Frederick Douglass (1817-1895). Fils dun Blanc et dune esclave noire, il ne connut jamais son père et fut séparé très jeune de sa mère. Il vécut jusquà lâge de 8 ans sur une plantation puis fut envoyé à Baltimore comme domestique. La femme de son maître lui apprit à lire, bien que ce fût illégal. Il dut retourner ensuite travailler sur la plantation. A 21 ans il séchappa et devint un conférencier et journaliste célèbre. Partisan du droit de vote des femmes, il occupa plusieurs postes dans ladministration. Son autobiographie écrite en 1845 est un classique : Mémoires d'un esclave américain, traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez, Paris, F. Maspero, 1980.

8. Lucy Colman (1817-1891) Conférencière et militante pour labolition de lesclavage et légalité des femmes, contre le racisme et la discrimination (notamment dans les écoles où elle enseigna), elle devint libre-penseuse et agnostique à la fin dune vie riche en rebondissements et en anecdotes savoureuses comme celle-ci : lors dune réunion du mouvement pour le droit de vote des femmes, face à une motion de Frederick Douglass qui affirmait candidement : « le sacrifice de soi est une valeur positive qui doit être enseignée à toutes les femmes », elle lui demanda : « Pourquoi navez-vous pas appliqué vous-même cette vertu lorsque vous étiez esclave ? » Et la résolution de Lucy Colman, qui prônait le droit des femmes à « ne plus croire en lautorité mais en leur seule raison », fut adoptée sans problèmes.
9. Free Soilers : membres du Free Soil Party. Fondé en 1848, ce parti sopposait à lextension de lesclavage dans les nouveaux territoires et à ladmission des États esclavagistes dans lUnion.
10. Harpers Ferry, arsenal que tenta de prendre John Brown et qui marqua la fin de son combat.
11. National Grange of the Patrons of Husbandry : association de fermiers créée en 1867 et qui prit de lampleur après la crise agricole de 1873, durant laquelle les prix agricoles chutèrent considérablement. La Grange était organisée en sections où les femmes étaient admises à égalité avec les hommes. Les Grangers luttaient contre lendettement et les tarifs de fret élevés pratiqués par les compagnies de chemin de fer. Le mouvement fut important dans lIowa, le Minnesota, le Wisconsin et lIllinois où des lois furent votées en faveur des agriculteurs, mais balayées par le lobbying des chemins de fer auprès de la Cour suprême. Le mouvement atteignit son apogée en 1875, regroupant près de 20 000 membres, puis déclina au profit dautres forces comme le Greenback Party des années 1870, les Farmers Alliances des années 1880 et le Populist Party des années 1890. La Grange montra que les fermiers pouvaient sorganiser et avoir un rôle politique.
12. La Southern Farmers Alliance fut fondée au Texas en 1875 et la Northern Farmers Alliance à Chicago en 1880. Les coopératives quelles créèrent firent faillite et les Alliances se tournèrent vers la politique politicienne pour former le Peoples or Populist Party, parti qui réclamait à la fois le droit de vote des femmes et larrêt de limmigration, dénonçait la ploutocratie (« les banquiers, les actionnaires, les grandes sociétés capitalistes ») mais aussi les Noirs, les Juifs et les catholiques ( !), et qui réclamait la journée de 8 heures. Le populisme est une des plaies de la vie politique américaine, comme en témoigna encore la campagne de Clinton en 1992 qui prétendit « défendre en priorité les intérêts du peuple » avec le résultat catastrophique que lon connaît.
13. Knights of Labor. Organisation au départ clandestine, fondée en 1869 et qui regroupa jusquà 700 000 « producteurs » : ouvriers, petits commerçants et paysans. Son objectif était de remplacer le capitalisme par des coopératives ouvrières. Son influence déclina à partir de 1886.
14. Francisco Madero (1873-1913). Gros propriétaire foncier, adversaire de Porfiro Diaz, il est soutenu par Pancho Villa. Elu président de la République en 1911, il est renversé par un coup dEtat militaire deux ans plus tard et assassiné.
15. Aristide Briand (1862-1932). Avocat et journaliste, partisan de la grève générale, il devient secrétaire général du Parti socialiste français quil fonde avec Jaurès, en opposition aux guesdistes du Parti ouvrier français . Hostile aux décisions de la Seconde Internationale qui interdisent, en 1904, aux députés socialistes de devenir ministres, il quitte le Parti socialiste unifié, puis la SFIO. Il sera 25 fois ministre et 11 fois président du Conseil ! Il réprime la grève des cheminots en 1910. Avant la Première Guerre mondiale et entre les deux guerres, Briand est lincarnation parfaite, jusquà la caricature, du socialiste qui trahit tous ses idéaux.
16. Algernon Charles Swinburne (1837-1909). Bien quil fût dorigine aristocratique, ce poète romantique anglais était républicain et antichrétien. Il dénonça tous les despotes de son époque, du tsar au pape, en passant par le Kaiser.



This page has been accessed times since January 21, 2003.

OWN YOUR OWN COPY OF ANARCHY ARCHIVES

[Home]               [Search]               [About Us]               [Contact Us]               [Other Links]               [Critics Corner]