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MANUEL GONZALEZ PRADA ET LA CULTURE EUROPEENNE


Publié dans : Colloque Europe-Amérique latine : réceptions et réélaborations sociales, culturelles et linguistiques aux XIXe et XXe siècles (Angers, 27-28 novembre 1992), Angers, Alfil éd.-ALMOREAL-Bibliothèque Municipale d’Angers, 1993, p. 123-148.


Manuel González Prada (1844-1918) est l'homme qui détache le Pérou de l'empreinte coloniale pour l'ancrer dans le XX° siècle. Cet ardent révolutionnaire présente deux visages distincts et complémentaires, forgés l'un et l'autre par la fréquentation assidue de la culture européenne dont il maîtrise les principales langues. Prada est avant tout un poète précurseur du modernisme, bien que ce soit l'aspect le plus méconnu de son oeuvre. Il est fortement influencé par les romantiques allemands et français, puis par le Parnasse et le symbolisme, mais son immense culture littéraire ne connaît aucune frontière.
Cependant, au nom des exigences de la revendication socio-politique, le poète s'efface souvent devant le polémiste. Sa critique de l'ordre établi, imprégnée de l'esprit des Lumières, s'enracine essentiellement dans le bouillonnement intellectuel et scientifique de son époque. Schématiquement, il oppose l'Espagne au reste de l'Europe, notamment à la France : celle-ci centre vibrant du progrès et de la modernité, celle-là irréductible foyer de l'obscurantisme et du passéisme réactionnaire. Un séjour de sept ans en France (1891-1898), tout entier consacré à l'étude et à la réflexion, permet à la pensée politique et sociale de Prada de s'affirmer pleinement.

Son idéologie glisse progressivement du libéralisme radical et anticlérical vers l'anarchisme. Outre les théoriciens libertaires, des penseurs tels que Renan, Comte et Spencer le marquent profondément, et son adhésion au positivisme se renforce.
González Prada adhère aussi au darwinisme mais rejette ses déviations sociales qui voudraient établir la supériorité de la race blanche. C'est là, avec son anarchisme, une des principales singularités de cet écrivain sud-américain, l'un des rares à résister à ce penchant raciste de la sociologie naissante. Il a le mérite de poser le "problème indien" au Pérou en termes socio-économiques et non raciaux, ce qui lui vaut d'être considéré comme l'un des pères de l'indigénisme.

La culture européenne dont Prada se fait l'écho constitue une arme dans son combat pour la modernisation du Pérou. Elle trouve une application directe sur la réalité locale malgré son origine exogène, car elle est porteuse de valeurs universelles. La défense de l'Indien et du peuple opprimé en témoigne. La véritable question que l'on doit se poser est celle de sa transposition : donne-t-elle lieu à un adaptation en vue d'une reélaboration sociale et culturelle spécifique, ou bien González Prada n'est-il qu'un "récepteur-émetteur" neutre, laissant à d'autres, par exemple à Mariátegui et Haya de la Torre qu'il influence grandement, le soin d'innover ? En d'autres termes, Prada est-il réellement un penseur américain ?

Nous appuierons notre analyse sur un recensement systématique des sources citées dans l'ensemble de son oeuvre, sources que nous avons "ventilées" selon un classement géographique, chronologique et typologique. Il convient de préciser que cette communication ne présente que des éléments d'une réflexion préliminaire, basée sur une étude quantitative et une appréhension des citations presque exclusivement textuelle. C'est là un préalable nécessaire à une étude intertextuelle approfondie des influences reçues par González Prada. Toutefois, l'intérêt de cette approche est principalement de fournir des indications d'ordre général et il faut se garder de tirer des conclusions hâtives.

Nous examinerons tout d'abord les aspects généraux de la culture européenne, telle qu'elle apparaît dans l'oeuvre de Prada, puis nous aborderons rapidement la littérature. Dans une deuxième partie, nous traiterons des sources de sa pensée philosophique et politique, à partir du positivisme.


I - LA CULTURE EUROPEENNE DANS L'OEUVRE DE GONZALEZ PRADA


On ne peut qu'être frappé, à la lecture de l'oeuvre de González Prada, par l'abondance et la variété des références à des écrivains, penseurs et personnages historiques, européens pour la plupart. Cependant, si les citations sont nombreuses, leur contenu explicite n'apporte souvent que peu d'informations.

1) Aspects généraux

La répartition des citations par pays d'origine (Tableau 1 - Graphique 1) met en évidence la très nette prédominance quantitative des citations françaises (41 %) et espagnoles (24 %), qui représentent à elles seules les deux tiers de l'ensemble. Viennent ensuite l'Allemagne-Autriche (9 %), la Grande Bretagne (6 %), l'Italie et le Pérou (5 % chacun). Au total, nous avons relevé 928 références distinctes, auxquelles s'ajoute une centaine relevant de l'Antiquité.
Comme ses contemporains, Prada avait donc les yeux tournés vers l'Europe et notamment la France. Il faut souligner son apparent désintérêt pour l'Amérique latine qui ne représente que 3 % des citations si l'on exclue le Pérou, sa patrie.

La ventilation des citations par époque (Tab. 2 - Graph. 2 à 8) montre que la moitié d'entre elles concernent les XIX-XX° siècles. On remarque la part considérable de l'Antiquité gréco-romaine (10 %) qui dépasse légèrement le XVIII° s. (9 %) et totalise presque autant de citations que le XVII° et le XVI° s. réunis (5 % chacun). L'analyse pays par pays révèle que l'Espagne se détache nettement au XV° et surtout au XVI° s., sa période d'apogée. Au XVII° s., la France et l'Espagne obtiennent pratiquement le même résultat ; pour le XVIII° et le XIX° s., les citations françaises dominent.
Ces données mettent en évidence que González Prada possédait une impressionnante culture classique, mais qu'il s'intéressait essentiellement à sa propre époque. Sa prédilection pour la France des XIX° et XVIII° s. semble indiquer qu'elle constituait à ses yeux un vivier intellectuel incontournable. Le recours à une typologie sommaire va nous permettre de préciser la nature de cet intérêt.

En classant les références par catégorie (Tab. 4 - Graph. 9 et 10), on constate la prépondérance manifeste des écrivains : 68 % du total pour l'Espagne, 61 % pour l'Amérique latine, 48 % pour l'Allemagne, 43 % pour la Grande Bretagne et 40 % pour la France. La France et l'Espagne se distinguent donc des autres pays européens : la première par le taux le plus faible d'écrivains et la seconde par le taux le plus fort. Remarquons, toutefois, qu'en valeur absolue, le nombre d'écrivains français (176) est pratiquement égal au nombre d'espagnols (173). Le pourcentage de la catégorie "religieux", plus élevé pour ces deux pays, les différencie une deuxième fois du reste de l'Europe.
En ce qui concerne les catégories restantes, on observe des situations plus nuancées selon les pays. Pour la France, l'Allemagne et la Grande Bretagne, les écrivains sont suivis dans des proportions relativement comparables par les hommes politiques, les scientifiques et les philosophes. Pour la Grande Bretagne et l'Allemagne, les philosophes ont un poids relatif (%) plus important que les autres catégories, tandis que c'est l'inverse pour la France. Et l'écart est considérable entre les pourcentages français (10 %) et britannique (20 %). Toutefois, il faut noter qu'en valeur absolue, le nombre de philosophes français est largement plus élevé que celui des autres pays. En revanche, pour l'Italie, la part des philosophes, tant en valeur absolue que relative, est sensiblement plus faible. Mais ce minimum (7 %) demeure néanmoins considérable si on le compare au taux espagnol. L'Espagne présente, en effet, des caractéristiques spécifiques qui l'éloignent des autres pays européens : la proportion de scientifiques et de philosophes y est particulièrement faible (respectivement 2 et 5 %, contre une moyenne de 13 % dans le reste de l'Europe, pour ces deux catégories).
Bien entendu, cette analyse demanderait à être affinée, notamment grâce à une meilleure connaissance des citations "indéterminées" et à une typologie plus subtile, mais elle confirme indiscutablement ce que nous savons de González Prada et de son oeuvre : une nette prédilection pour la littérature, associée à un intérêt jamais démenti pour les grandes questions politiques, philosophiques et scientifiques de son temps. Il s'est intéressé aux littératures de tous les pays, mais en revanche, en matière de philosophie et de sciences, il a clairement détourné son regard de l'Espagne qui, à ses yeux, ne produisait rien de positif. Quant au problème religieux, il n'est pas surprenant qu'il l'ait abordé à partir des exemples antagonistes français et espagnol.

2) Littérature

A en juger d'après les dates de rédaction ou de publication des discours, essais et articles, Prada semble avoir lu les principaux auteurs européens avant son séjour sur le vieux continent (1891-98). Au moins la moitié des écrivains français, quasiment tous les écrivains allemands, un tiers des britanniques et les deux tiers des italiens sont cités avant 1891.

Les poètes romantiques, allemands notamment, ainsi que les auteurs de l'Antiquité (que nous laisserons de côté) sont ses premières amours littéraires, au cours des années 1870 et probablement dès 1860. Goethe, Heine, Lessing, Schiller et Uhland, dans cet ordre, sont les plus fréquemment cités. Tous sont des poètes de la seconde moitié du XVIII° ou de la première moitié du XIX° s. Les trois grands courants littéraires sont représentés : Aufklärung, Sturm und Drang et classicisme. On peut cependant s'étonner de ne trouver aucune référence à Wieland, poète sceptique et licencieux, et surtout à Baumgarten, le premier à distinguer sous le nom d'esthétique la science du beau, de la connaissance par l'entendement et la raison. González Prada estime beaucoup Lessing et Goethe comme poètes et les considère comme les meilleurs critiques modernes, avec Sainte Beuve et Taine. Il admire le sens dramatique de Lessing et le sens du rythme de Klopstock et de Goethe. Mais il reproche à ce dernier de n'être pas accessible au plus grand nombre, contrairement à Uhland, bien qu'il voie en son Faust une oeuvre universelle où toute l'humanité se retrouve. Chez Heine, il censure l'abus de sarcasme, d'ironie et une certaine monotonie. Toutefois, la poésie allemande lui sert de référence pour critiquer le manque de vigueur et de profondeur des poètes de langue espagnole :

"A más de la poesía subjetiva del Intermezzo lírico [de Heine], abunda en Alemania la poesía objetiva de las baladas. ¿Por qué los germanistas castellanos no aclimatan en su idioma el objetivismo alemán? ¿Por qué no toman el elemento dramático que predomina en las baladas de Bürger, Schiller, Uhland y muchas del mismo Heine? Ya que nuestra poesía carece de perspectiva, relieve, claroscuro y ritmo, ¿por qué los poetas no estudian la forma arquitectónica, escultural, pictórica y musical de Goethe? Sí, Goethe, a pesar de su frialdad marmórea (frialdad explicable por el dominio del ingenio sobre la inspiración), tiene avasalladora fuerza del ritmo, y en sus versos parece realizar imposibles, como una arquitectura en movimiento, como una música petrificada, como una pintura con palabras."

En ce qui concerne la littérature britannique, les écrivains les plus cités sont également tous des poètes : Shakespeare au XVI° s., le puritain Milton au XVII° s., le maître du classicisme Pope au XVIII° s. et, pour le XIX° s., les romantiques Byron et Shelley, l'aristocratique Tennyson et enfin Wilde, le poète de "l'art pour l'art". Mais d'après Estuardo Nuñez, Prada avait une préférence pour Thomas Moore, Ossian et Shelley. Il blâme Alfred Austin, Kipling et Swinburne pour leur engagement nationaliste et impérialiste et exalte Byron, le proscrit : "el primero de los modernos poetas ingleses, el rival de Shakespeare y Milton". Regrettant que rien n'ait été fait depuis le XVI° s. pour rénover et enrichir la versification castillane, González Prada disserte sur les origines et l'adaptation en espagnol d'une strophe anglaise inventée par Spenser, et donne ainsi la mesure de son érudition. On peut penser que c'est précisément sa grande connaissance des lettres étrangères qui lui a permis de porter un regard critique neuf sur la littérature castillane et surtout de mener lui même à bien une oeuvre de rénovation qui en fait un précurseur du Modernisme.

Les poètes du XIV° s., Dante, Boccace et Petrarque, sont les plus souvent mentionnés dans la littérature italienne. Pour le XIX° s., Prada cite le poète lyrique Leopardi, qu'il admire beaucoup, et Carducci dont il critique l'ardeur patriotique.

Remarquons, à propos de la France, qu'il ne s'intéresse pas uniquement aux poètes. Au XVI° s., Rabelais, Marot et Montaigne sont les plus cités ; ce qui est plus surprenant, c'est de constater l'absence de La Boetie, de Du Bellay et de Ronsard. Cependant, il est difficile d'imaginer qu'il ignorait ces auteurs. Excepté La Bruyère, tous les écrivains importants du XVII° s. sont cités : Molière et Bossuet se détachent nettement, puis viennent Pascal, Corneille, La Fontaine et Boileau. Mais Racine n'est nommé qu'à trois occasions seulement. Pour le XVIII° s., Voltaire se taille la part du lion, suivi par Rousseau et Diderot. Moins cités sont Lesage, De Maistre et Montesquieu. On peut toutefois s'étonner de l'absence de quelques noms célèbres : Fontenelle, pour l'éveil de l'esprit philosophique ; pour le théâtre, Marivaux ; l'Abbé Prévost, Restif de la Bretonne et Choderlos de Laclos pour le roman.
Prada, qui s'intéresse par dessus tout au XIX° s., voue à Victor Hugo une profonde admiration et lui consacre un essai en 1885, l'année de sa mort. Ernest Renan, très prisé lui aussi, tant pour sa prose que pour son oeuvre critique d'historien de la religion (trois textes lui sont dédiés), talonne Hugo en nombre de références. Viennent ensuite Zola, Lamartine, Sainte Beuve, Gautier, Leconte de Lisle, Dumas, Chateaubriand, Daudet, Flaubert, Baudelaire, Littré, Vigny, Verlaine, Musset...
González Prada traverse ainsi, dans ses lectures, les trois grands courants littéraires du XIX° s. : le romantisme, le réalisme et le symbolisme. Signalons à nouveau quelques absents de marque : Heredia, pour le Parnasse ; Rimbaud et Maeterlinck pour le symbolisme ; Maupassant pour le réalisme ; enfin, Loti et son roman exotique et impressionniste.

Il apparaît que la fréquentation des littératures étrangères et la connaissance des langues sont, pour cet écrivain péruvien, une exigence intellectuelle vitale :

"En el idioma s'encastilla el mezquino espíritu de nacionalidad.(...) Si dejáramos de practicar la lengua nativa, cambiaríamos tal vez nuestra manera de pensar, porque las convicciones políticas i las creencias relijiosas se reducen muchas veces a fetichismos de palabras. (...) Por eso, no hai mejor hijiene para el cerebro que emigrar a tierra estranjera o embeberse en literaturas de otras lenguas. Salir de la patria, hablar otro idioma, es como dejar el ambiente de un subterráneo para ir a respirar el aire de una montaña." (sic)

Prada a lui-même pratiqué cette cure d'air pur et il la conseille au Pérou. Les nations américaines qui regardent vers l'Espagne monarchiste et catholique tournent le dos à la modernité, car c'est en Allemagne, en Angleterre et en France que la pensée progresse. Mais il prévient, la solution n'est pas dans l'imitation et la dépendance :

"
(...) dejemos las andaduras de la infancia y busquemos en otras literaturas nuevos elementos y nuevas impulsiones. Al espíritu de naciones ultramontanas y monárquicas prefiramos el espíritu libre y democrático del Siglo. Volvamos los ojos a los autores castellanos, estudiemos sus obras maestras, enriquezcamos su armoniosa lengua; pero recordemos constantemente que la dependencia intelectual de España significaría para nosotros la indefinida prolongación de la niñez."

"Los taladores de selvas primitivas, los arrojadores de semillas nuevas no pertenecen a España: Hegel y Schopenhauer nacieron en Alemania, Darwin y Spencer en Inglaterra, Fourier y Comte en Francia. Entonces ¿por qué beber en el riachuelo cuando se puede acudir a la misma fuente? El agua del riachuelo -Madrid- viene de la fuente: París. Hoy, con algunas excepciones no existe literatura española, sino literatura francesa en castellano.
"

Il ressort clairement que la littérature est indissociable de l'évolution de la société, tant dans ses aspects politiques et sociaux que scientifiques ou philosophiques. Cela tient à la fonction éminemment sociale que ce polémiste assigne à la littérature : "propaganda y ataque", engagement en faveur de l'éducation du peuple, lutte pour la justice et la vérité.

"Apartándonos de escuelas y sistemas, adquiriremos verdad en estilo y en ideas. Clasicismo y romanticismo, idealismo y realismo, cuestiones de nombres, pura logomaquia. No hay más que obras buenas o malas: obra buena quiere decir verdad en forma clara y concisa; obra mala, mentira en ideas y forma. Verdad en estilo y lenguaje vale tanto como verdad en el fondo."


II - LES SOURCES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE DE González Prada

La pensée pradienne s'inscrit tout à fait dans le XIX° s. des bouleversements socio-politiques et scientifiques. Elle repose sur trois principes directeurs : la vérité, la justice et la liberté. La science, la seule clef permettant à l'homme de décrypter la réalité, est érigée en exigence intellectuelle primordiale ; elle correspond au premier principe. L'anarchisme réalise la fusion des deux suivants.

1) Vacuité de la philosophie et des sciences espagnoles

L'antagonisme opposant l'Espagne au reste de l'Europe, déjà constaté en littérature, prend maintenant tout son sens. Il suffit, pour s'en convaincre de lire ce que dit González Prada des deux principaux philosophes du XIX° s. espagnol. A Balmes, le plus cité, il reproche son aveuglement religieux :

"(...) en pleno siglo XIX, el filósofo Balmes asegura que "el catolicismo nos hace llegar desde nuestra infancia al punto más culminante que señalará a la ciencia la sabiduría humana" ¿Cuál es la ciencia suprema? Indudablemente el conocimiento de Dios, puesto que conocida la causa se conoce el efecto"

Un peu plus haut dans le texte, il affirme catégoriquement : "La secular y magna labor de la Iglesia romana se resume en tres vocablos: fomentar la ignorancia" . L'Espagne étant, pour lui, l'archétype du pays asservi au fanatisme et à l'obscurantisme catholique.
Quant à Sanz del Río, le fondateur de l'école krausienne espagnole, Prada ironise sur son incompréhensibilité et son incohérence. Et ce n'est assurément pas par défaut de culture philosophique puisqu'il avait lu tous les grands penseurs, de l'Antiquité au XX° s. naissant. Dans son oeuvre, il cite : Machiavel, pour le XVI° s. ; Leibniz, Newton, Spinoza, Pascal, Locke, Hume et Bacon pour le XVII° s. ; Kant, ainsi que tous les philosophes des Lumières pour le XVIII° s. ; pour le XIX° s., les Allemands Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, Hartmann, Feuerbach, Krause et Stirner ; les Anglais Spencer et Stuart Mill ; les Français Comte, Guyau, Taine, Quinet, Durkheim, Tarde, Cousin, Fouillée, Fourier, Considérant, Saint Simon...
Pompeyo Gener, le philosophe catalan positiviste et antireligieux qui fut l'imitateur de Comte et de Littré, ainsi que l'ami de Renan, est le seul penseur espagnol qui semble avoir retenu favorablement l'attention de González Prada.

La science lui est familière également. Pour ne parler que du XIX° s., citons Haeckel et Humboldt pour l'Allemagne, Darwin, Lyell, Huxley et Pearson pour la Grande Bretagne, l'Italien Lombroso, et enfin les Français Bernard, Berthelot, Reclus, Cuvier, Flammarion, Ménard, Arago, Paul Bert, Biot, Charcot, Pasteur... La liste serait trop longue.
En revanche, seuls trois scientifiques espagnols sont mentionnés (Echegaray, Monlau, De Buen) et encore ne le sont-ils qu'à titre d'écrivains. Cela est symptomatique du dédain dans lequel Prada tient la science ibérique.

Nous avons pu constater l'étendue de ses connaissances et donc des influences qu'il a pu recevoir. Une bonne partie de ce savoir était déjà acquis avant son séjour en France qui lui permit d'approfondir sa réflexion. Sauf erreurs dues aux incertitudes philologiques, il apparaît que Prada connaissait au moins la moitié des philosophes et des scientifiques allemands, la moitié des philosophes et un quart des scientifiques britanniques et, pour la France, la moitié des philosophes et des scientifiques du XIX° s., quasiment tous les philosophes et les scientifiques du XVIII° et des siècles antérieurs.

2) Positivisme et évolutionnisme

C'est probablement durant les trois années de l'occupation chilienne (1881-83) que se produit l'adhésion de González Prada au positivisme. La décennie 1870-80 semble, elle, marquée par les philosophies de Schopenhauer, Hegel et Nietzsche, ainsi que par les idées romantiques. A partir de 1880, il analyse les causes du retard et de la déchéance de son pays et les attribue à l'héritage colonial espagnol, notamment à la religion :

"¿Y cómo pensaremos bien si todavía respiramos en atmósfera de la Edad Media, si en nuestra educación giramos alrededor de los estériles dogmas católicos, si no logramos expeler el virus teológico heredado de los españoles."

La science positive, conçue non seulement comme somme de savoirs, mais surtout comme rapport global de l'homme au monde, lui paraît être le remède indispensable : "Algo muere, pero también algo nace : muere la mentira con las lucubraciones metafísicas y teológicas, nace la verdad con la Ciencia positiva". Comme Stuart Mill, il souhaite que la science serve de fondement à l'éducation, afin de parvenir à la réforme sociale.
Nous retrouvons dans la condamnation de la théologie et la métaphysique l'influence d'Auguste Comte, qui se précise encore à propos de la "loi des trois états" successifs du développement de l'esprit humain et de la société. Prada nuance ainsi la théorie du maître :

"Período natural o primitivo: arreligiosidad absoluta.
Período medio: superstición pura.
Período actual: mezcla de superstición y ciencia.
Período futuro: exclusión de la superstición por la ciencia."


Il fond la théologie et la métaphysique sous le terme de superstition, et introduit une période sans aucune religiosité. En créant une période de transition, peut-être fait-il preuve de plus de pragmatisme que Comte. Ces "nuances" aboutissent en fait à un désaccord fondamental lorsque le penseur français, fondateur de la sociologie, la fait s'épanouir en religion de l'humanité, dont il s'institue le grand prêtre. Et Prada de constater avec dépit :

"Auguste Comte, después de fundar la Filosofía Positiva, concibe el monstruoso fetiche de la Humanidad y quiere organizar un sacerdocio profano con una liturgia laica. (...) Los pueblos agregan supersticiones a supersticiones antes de cambiar un error por una verdad."

Le déterminisme, dogme fondamental de la philosophie positiviste, et l'évolutionnisme imprègnent le discours de González Prada, notamment à propos de la langue :

"Nada recuerda tanto su inestabilidad a los organismos vitales como el idioma, i con razón los alemanes, le consideran como un perpetuo devenir. En las lenguas, como en las relijiones, la doctrina de la evolución no admite réplica. Un idioma no es creación ficticia o convencional, sino resultado necesario del medio intelectual i moral, del mundo físico i de nuestra constitución orgánica." (sic)

Comme Taine, il a une confiance illimitée en la science ; on peut même parler de scientisme. Aussi reproche-t-il à Spencer et à Huxley leur agnosticisme. Mais sa pensée a, sur ce point, nettement évolué. Dix ans auparavant, sa réflexion sur la vie et la mort lui faisait prendre le contre-pied de ce scientisme.

Nous ne pouvons manquer d'évoquer l'influence déterminante de Renan, auquel Prada reconnait la grande audace d'avoir nié la divinité du Christ, portant ainsi un coup fatal au catholicisme. Mais il regrette qu'il n'ait pas su ou voulu tirer les ultimes conséquences de ses idées.

Le problème racial va également constituer un sérieux motif de dissension entre certains sociologues continuateurs de Comte (Gustave Le Bon, Gabriel de Tarde), qui appliquent les théories de Darwin à la sociologie, et González Prada :

" Se ve, pues que si Augusto Comte pensó hacer de la Sociología una ciencia eminentemente positiva, algunos de sus herederos la van convirtiendo en un cúmulo de divagaciones sin fundamento científico."
"Riamos de los desalentados sociólogos que nos quieren abrumar con sus "dacadencias" y sus "razas inferiores", cómodos hallazgos para resolver cuestiones irresolubles y justificar las iniquidades de los europeos en Asia y Africa."

"Los sociólogos ortodoxos, los que guardan la tradición de Comte, rechazan la aplicación del darwinismo a la Sociología y protestan de que en los conflictos humanos se suprima el altruismo al invocar el struggle for life"

Au nom de la civilisation, Prada partage plutôt la position de Durkheim qui prétend que la race ne détermine aucun phénomène social et celle de Novikow qui affirme qu'elle n'est qu'une catégorie subjective. Catégorie sociale, dira même le penseur péruvien en posant, le premier, le problème de l'Indien en Amérique en termes socio-économiques et politiques ; il se distingue ainsi des autres positivistes latino-américains, notamment de Sarmiento. Et il proclame que "La cuestión del Indio, más que pedagógica, es económica, es social". Mais González Prada ne rejette pas pour autant le darwinisme dont il donne une interprétation différente :

"Si el darwinismo mal interpretado parecía justificar la dominación de los fuertes y el imperialismo despótico, bien comprendido llega a conclusiones humanitarias, reconociendo el poderoso influjo del auxilio mutuo, el derecho de los débiles a la existencia y la realidad del individuo en contraposición al vago concepto metafísico de especie."

3) L'anarchisme : dépassement du positivisme

L'anarchisme est l'aboutissement de la pensée de González Prada et il contribue à lui donner toute sa cohérence. Il s'accorde avec le scientisme, qu'il enrichit même d'un contenu plus humain, et il dépasse les aspects conservateurs du positivisme.

Dans sa jeunesse, des années 1870 jusqu'en 1886 au moins, Prada faisait cause commune avec les intellectuels civilistes du Pérou et partageait leur projet libéral politico-littéraire de revitalisation du pays. Plus tard, lorsqu'il fonde en 1891 le parti réformiste Unión Nacional, ses idées s'apparentent au radicalisme français, mais contiennent déjà le germe de l'anarchisme. Il est difficile de dire avec précision de quand date sa conversion complète qui apparaît nettement à partir de 1904. Il est certain, en tout cas, que son séjour en France a été déterminant.

La pensée sociologique française, de Comte à Durkheim, ne peut satisfaire González Prada car elle se préoccupe de la recréation de la communauté et de la restauration de "l'ordre" social par le moyen d'une nouvelle autorité morale qui contrôlerait le comportement de l'individu et qui, en fait, retarderait le changement social. Les concepts essentiels et les perspectives implicites placent ainsi la sociologie, d'une façon générale, près du conservatisme philosophique. Prada se rapproche alors des idées de Spencer et il invoque le penseur anglais, ainsi que Bentham, pour justifier le non respect des lois iniques et pour condamner la démocratie parlementaire :

"Según Spencer, "a la gran superstición política de ayer: el derecho divino de los reyes, ha sucedido la gran superstición política de hoy: el derecho divino de los Parlamentos". En vez de una sola cabeza ungida por el óleo sacerdotal, las naciones tienen algunos cientos de cabezas consagradas por el voto de la muchedumbre. Sin embargo, las asambleas legislativas (...) van perdiendo su aureola divina y convirtiéndose en objetos de aversión y desconfianza, cuando no de vergüenza y ludibrio. (...) Hay exceso de gobierno y plétora de leyes."

Mais la "République" de Spencer, qui favorise l'individu et où la part de l'Etat est réduite au minimum, est encore insuffisante à ses yeux. Car l'Etat et ses lois qui organisent l'oppression politique, économique et sociale doivent disparaître pour permettre l'émancipation totale de l'homme.
Seul l'anarchisme permet de concilier la science, notamment le déterminisme, avec les exigences de la révolution sociale, dans le respect de la liberté et de la singularité de l'individu. Il considère, en effet, que le marxisme, qu'il nomme socialisme, est incompatible avec cette liberté. González Prada prend soin de souligner que l'anarchisme est le corollaire de la science positive :

"No se llame a la Anarquía un empirismo ni una concepción simplista y anticientífica de las sociedades. Ella no rechaza el positivismo comtiano; le acepta despojándole del Dios-Humanidad y del sacerdocio educativo, es decir, de todo rezago semiteológico y neocatólico. (...) La Ciencia contiene afirmaciones anárquicas y la Humanidad tiende a orientarse en dirección de la Anarquía."

et que la révolution est conforme aux principes du déterminisme positiviste :

"La vida y la muerte de las sociedades obedecen a un determinismo tan inflexible como la germinación de una semilla o la cristalización de una sal (...). Todo sigue la ley; pero en este determinismo universal donde actúan innumerables fuerzas desconocidas, ¿sabemos medir la importancia del factor humano? Si podemos ayudar la germinación e impedir la cristalización, ¿no lograremos influir en el desarrollo de los acontecimientos o fenómenos que se refieren a las colectividades? (...) La voluntad del hombre puede modificarse ella misma o actuar eficazmente en la producción de los fenómenos sociales, activando la evolución, es decir efectuando revoluciones. (...) La revolución podría llamarse una evolución acelerada o al escape, algo así como la marcha en línea recta y con la mayor velocidad posible."

Parmi les théoriciens anarchistes, tous connus de Prada, Kropotkine, Elisée Reclus et Proudhon sont les plus fréquemment cités.


III - CONCLUSION

Mejía Valera écrit : "Al trazar un cuadro del panorama intelectual de mediados del siglo XIX, no puede omitirse la figura de Manuel González Prada (1844-1918), de timbre más fino que sus contemporáneos, de sustancia más literaria, que se salen del límite dogmático del positivismo, del racionalismo y aún del socialismo". Une des caractéristiques de González Prada est, en effet, qu'il s'intéresse à tous les courants de pensée et qu'il est perméable aux influences les plus diverses. Mais, esprit très individualiste et sélectif, il n'est pas un épigone docile. Les influences reçues, littéraires ou philosophiques, passent par le filtre de la critique avant d'être reélaborées. Les idées qui en résultent ont pour lui une valeur universelle qui ne le détourne pas pour autant de la réalité sociale du Pérou, à la fois point de départ et d'arrivée de toute sa réflexion. Il se distingue ainsi et des autres positivistes latino-américains, plus orthodoxes, et des péruviens, influents à partir de 1900, qui ne s'intéresseront que très marginalement à la situation de leur pays. La génération suivante, celle de Mariátegui et de Haya de la Torre, se chargera de moissonner le blé semé par ce penseur atypique, dont l'anarchisme et "l'indigénisme" font la singularité.


Joël DELHOM
A.T.E.R.
(C.R.I.L.A.U.P., Université de Perpignan et
G.R.A.L.-C.N.R.S., Université de Toulouse-Le Mirail)


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