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Mèmoires de militants anarchistes espagnols: quelques èlèments de rèflexion


Joël Delhom
Universitè de Bretagne-Sud - ADICORE



Publiè dans : …critures de soi, Norbert Col (ed.), Paris, Harmattan, p. 391-398.




L'autobiographie ouvriëre est restèe exceptionnelle en France et en Italie jusqu 19701. En ce qui concerne l'Espagne, nous navons connaissance daucune ètude sur le sujet. Jusqu prèsent, seule lautobiographie communiste fait l'objet de travaux densemble, qui ont mis en èvidence son instrumentalisation par les partis, des falsifications des fins de propagande et des pratiques pèriodiques imposèes aux militants, qui relëvent dun systëme de contrùle de lorthodoxie et de rèpression des dèviances2. On peut raisonnablement penser que lanarchisme, qui fait de la libertè de lindividu le fondement de sa philosophie politique, est plus propice lexpression autonome que le marxisme3. Les mouvements anarchistes nètant pas structurès de maniëre hièrarchique, les contraintes institutionnelles y sont faibles et seul pëse sur lauteur le regard de son entourage, linstar de tout autre groupe social. Dautre part, lètude de lautobiographie libertaire pourrait savèrer des plus utiles en histoire sociale, puisque lanarcho-syndicalisme a dominè le mouvement ouvrier des pays latins jusqu la Grande Guerre et a constituè la principale force rèvolutionnaire de l'Espagne de la premiëre moitiè du XXe s. Alors quune trentaine seulement dautobiographies de libertaires franÁais ont ètè publièes depuis la Commune, nous en avons recensè prës de 70 de militants espagnols, qui constituent un corpus inexploitè4.
Notre travail, dont lobjectif est de dègager des èlèments de rèflexion en vue dune ètude plus systèmatique, consiste en une lecture de trois mèmoires danarchistes espagnols et leur confrontation avec des analyses rèalisèes jusqu prèsent sur lautobiographie et lhistoire orale ouvriëres. Ces rècits, dont un inèdit, ont ètè choisis au hasard et nous ne les crèditons daucun caractëre reprèsentatif a priori. Il sagit des úuvres suivantes, par ordre chronologique de rèdaction :

· Manuel SIRVENT [1890-1968], Memorias de un militante del anarquismo espaÒol, inèdit5 dont la rèdaction aurait commencè en 1961, 71 ans (10 blocs de papier lettres manuscrits de format A5, dont un incomplet).
· Manuel RAMOS [1917- ], Una vida azarosa. 44 aÒos de exilio en Francia, St. F. de G. [Sant Feliu de Guixol], 1993, 289 p. (èditè compte dauteur ; ècrit en 1992, 75 ans).
· Juan GIM…NEZ ARENAS [1913-1998], De La Uniûn a Banat: itinerario de una rebeldÌa, prûl. de Angel Urz·iz, Madrid, Fundaciûn Anselmo Lorenzo (col. Testimonios ; 4), 1996, 173 p. (ècrit en 1995, 82 ans).

Sirvent, originaire de la province dAlicante, milita surtout Barcelone. La famille de Ramos quitta la province dAlmerÌa pour sinstaller en Catalogne (Tarrasa). Celle de Gimènez abandonna aussi la règion de Murcie pour Barcelone. Ils tèmoignent dune èmigration èconomique du sud mèditerranèen vers le nord. Des trois, seul Sirvent fut un militant dune renommèe certaine : il fut mÍme secrètaire gènèral de la Confèdèration nationale du travail (CNT). Il entra en France en 1939, connut les camps dinternement et les compagnies de travailleurs ètrangers avant dÍtre remis aux Allemands, qui le dèportërent sur lÓle dAurigny jusqu la Libèration. Arrivè au mÍme moment, Gimènez put èchapper loccupant. Quant Ramos, il franchit clandestinement la frontiëre dix ans plus tard, aprës avoir go°tè des prisons (30 mois) et des misèrables conditions de vie de l'Espagne franquiste. Tous trois militërent dans la CNT de lexil, tout en sintègrant dans la sociètè franÁaise, Paris ou dans le Sud-ouest. Notons, dës prèsent, la variètè des titres donnès aux mèmoires : le premier insiste sur le militantisme dun individu au sein dune collectivitè ; le deuxiëme met laccent sur les pèripèties dune existence et, plus particuliërement, sur la durèe de lexil ; quant au troisiëme, il souligne aussi la mobilitè gèographique en la reliant lesprit de rèvolte. Le drame individuel du dèracinement semble caractèriser les deux auteurs les plus jeunes, tandis que le rècit de la lutte sociale simpose leur aÓnè.

Les autobiographies populaires sont soumises une grande règularitè structurelle et thèmatique, qui suit le dèroulement de la vie. Le rècit de jeunesse y est un rècit de formation et de prise de conscience de la condition de classe, qui èvoque la famille, le pays, lècole, lapprentissage du mètier et son exercice. Il est suivi dune sorte de rècit de conversion, dans lequel la religion et/ou la politique occupent une place centrale. Le militant raconte ensuite les luttes et les rèpressions quil a connues, èventuellement en alternance avec les difficultès de la vie quotidienne. Ceux qui ont traversè une pèriode de guerre parlent de leur expèrience. Vient enfin le retrait de la vie active professionnelle et/ou militante, moment propice la rèdaction de mèmoires*. Les trois rècits ètudiès correspondent ce schèma gènèral. Dans le cas de Sirvent, 16 chapitres sur 20 concernent lavant-guerre d'Espagne, pèriode de son apogèe militante. Les 2 premiers èvoquent lenfance et ladolescence (1890-1908). Les 4 suivants (1908-1913), ses amours et sa formation idèologique. Cest au chap. 7 que commence son militantisme syndical. Les chap. 17 et 18 concernent son action pendant la guerre. Le chap. 19 est consacrè son exil en France : le travail forcè et la dèportation, ainsi que la reprise de lactivitè militante aprës la Libèration. Le chap. 20 est dèdiè sa compagne. Les feuillets concernant les derniëres annèes de sa vie (aprës 1945) ont disparu. On peut remarquer la place rèduite de la pèriode de guerre, mais il est vrai que Sirvent ne fut pas combattant, et aussi de la pèriode dexil, malgrè son caractëre particuliërement traumatisant jusquen 1945. Cest donc essentiellement, comme le titre lindique, le rècit de la vie dun militant. En ce qui concerne Ramos, contrairement ce que lintitulè laisse supposer, les mèmoires portent sur lensemble de la vie de lauteur, et majoritairement avant lexil. En effet, larrivèe en France ne se produit qu la p. 183, chap. 7, sur un total de 10. Les 2 premiers chap. couvrent lavant-guerre (1917-1935). Le 1er concerne son enfance et le 2e ses premiers contacts avec lanarcho-syndicalisme ; le 3e et le 4e la guerre ; le 5e la rèpression franquiste (1939-1941) et le 6e le travail en Espagne aprës sa libèration (1941-1949) ; les chap. 7 10 portent sur lexil en France (1949-1993). Donc, la guerre avec ses consèquences (3 chap. pour 4 ans) et lexil (4 chap. pour 44 ans) sont au centre des mèmoires. Ceux de Gimènez, sont divisès en 3 grandes parties inègales : ´ les origines ª (9 p.), ´ la rèvolution ª (44 p.) et ´ lexil ª (87 p.), suivies dune sorte dèpilogue intitulè ´ le retour : Banat ª (6 p.). En rèalitè, seule la moitiè de la 2e partie concerne lèpoque rèvolutionnaire (1936-1939). La pèriode qui concentre le plus de pages (68 p.) est celle de 1939-1945, vècue en France (son arrivèe intervient la p. 73). La guerre d'Espagne ne fait lobjet que de 25 p., et seules 40 p. concernent le temps de paix dans lexil, qui reprèsente 50 ans de lexistence de lauteur. Cest donc la pèriode traumatisante de sa vie (avant 35 ans) qui retient son attention. On a pu constater, dune part, que les titres des mèmoires et la structuration en chapitres ne sont pas nècessairement rèvèlateurs du contenu, et dautre part, que la guerre et lexil ne sont pas toujours les plus longuement èvoquès.
Dans le rècit de leurs premiëres annèes, nos auteurs sècartent parfois de ce qui a pu Ítre ècrit sur lautobiographie populaire. Par exemple, nous navons pas ici de jeunesse vraiment malheureuse. Lenfance, abrègèe par une mise au travail prècoce, est un thëme gènèralement peu dèveloppè et les autobiographes ne frèquentent pas longtemps lècole6. Les autodidactes valorisent lècole de la vie, quoique nos libertaires ninsistent pas sur la dètermination et la discipline pour se former. Il est surprenant que la prèoccupation pour lèducation7, qui constitue pourtant une caractèristique de lanarchisme, ne transparaisse pas nettement dans les mèmoires analysès et que lapprentissage de la lecture ny soit pas, non plus, un moment important. Lècole occupe toute la place du rècit denfance de Sirvent, qui stigmatise les carences de lèducation et les ch‚timents corporels. Le petit rebelle quil dècrit ne reste que quelques semaines dans ce ´ centre de torture ª, prèfèrant entrer en apprentissage chez un cordonnier alors quil a peine 7 ans (1897). Conscient de son exploitation, il travaille ensuite chez lui de 14 18 ans pour parfaire sa formation. Sirvent ne dit pas comment il a appris lire et ècrire. Les lectures individuelles, conseillèes par ses compagnons anarchistes et suivies de discussions, seront le socle de son èducation. Ramos fait lexpèrience de lècole catholique, où il apprend lire, mais il montre peu dintèrÍt pour les ètudes et choisit lècole buissonniëre. Il insiste sur le rejet de la religion et la violence des mèthodes èducatives scolaires et parentales. Il se dècrit lui aussi volontiers comme un rebelle. A 12 ans (1929), il est envoyè dans une ècole publique qui lui convient davantage, mais comme il souhaite travailler, il entre en apprentissage lannèe suivante dans une menuiserie. Il change ensuite plusieurs fois demploi et il na que 14 ans lorsquil commence travailler de nuit dans une teinturerie industrielle. Gimènez èvoque le mèlange des groupes sociaux lècole catholique quil frèquente et la naissance de son propre sentiment de classe. Il y apprend lire et ècrire, mais doit quitter lècole 10 ans (1923) pour travailler. Dans les trois cas, la violence contre les enfants et les rigueurs de la discipline sont rèprouvès, tandis que le jeu est peu prèsent.
Les ètudes ont montrè que les rencontres avec des collëgues militants et les lectures quils conseillent conduisent une conversion idèologique de lautobiographe, prèsentèe comme une vèritable rèvolution intèrieure ou comme la rèvèlation de ce qui avait toujours ètè ressenti. La dènonciation de la religion est un aspect fondamental qui acquiert alors une dimension plus rationnelle. En Espagne, elle se manifeste violemment, par exemple l'occasion du dècës dun parent, de la formalisation dune union ou de la naissance dun enfant8. Nous retrouvons ces traits dans les mèmoires ètudiès. A 18-19 ans (1908-1909), Sirvent rencontre des socialistes, commence lire la presse militante et frèquente le centre ouvrier. Ladhèsion au socialisme est prèsentèe comme naturelle. Alors quil est responsable de la propagande, sa rencontre avec un anarchiste mëne la vèritable conversion. Suit une sorte de rècit de formation idèologique, qui mentionne des lectures et èvoque une progression intellectuelle. Son authentique instruction commence ainsi 20 ans. Ramos sèveille au syndicalisme dës 14 ans (1931), lors dune grëve. Il se rend pour la premiëre fois au local de la CNT pour dènoncer le licenciement dun jeune employè de son entreprise. A cette èpoque, il commence lire des livres qui font son èducation idèologique et sengager dans le militantisme dans lindustrie textile. Il entre aux Jeunesses libertaires (JL) 18 ans (1935), ‚ge de la premiëre adhèsion syndicale de Gimènez (1932), qui travaille dans une fabrique de meubles. Celui-ci mentionne une grëve du syndicat du bois et ses dèbuts aux JL. De ces trois expèriences, nous pouvons relever la prècocitè et la rapiditè de ladhèsion idèologique, bien que pour Ramos et Gimènez elle ne prenne pas les accents dune rèvèlation.
On considëre, en gènèral, que la vie professionnelle et ses luttes sociales ou politiques constituent la partie la plus longue des mèmoires prolètaires. Cest vrai chez Sirvent et dans une moindre mesure chez Ramos, mais non chez Gimènez, qui èvoque peu son activitè dans lexil. Le travail, pourtant au cúur de la vie ouvriëre, est rarement un thëme en soi ; Ramos est celui qui donne le plus de dètails sur son activitè professionnelle. On constate, nèanmoins, un discours sous-jacent damour du travail bien fait, qui valorise la qualification ouvriëre dans un contexte de taylorisation croissante de la production et qui peut faire de lartisanat un idèal*. Ainsi, Sirvent se met-il son compte au moins deux moments de sa vie. Les rècits de militants, se caractèrisent par labsence de reprèsentation dune carriëre professionnelle ou syndicale, surtout ceux qui ont militè avant 1950. Lindividu, totalement dèvouè la cause collective, sefface avec modestie et, dans le rappel des èpreuves, reste sobre, sans intention dapitoyer. On remarque aussi une grande mobilitè de lemploi. Les ouvriers nidèalisent pas le passè, ayant conscience dune amèlioration des conditions de vie et de travail, notamment gr‚ce aux luttes sociales. Les pratiques illègales sont parfois dècrites, mais restent gènèralement condamnèes dun point de vue èthique. En Espagne, on souligne aussi limportance du travail au noir*. Nos mèmoires confirment ces analyses. Pour Ramos, la dèbrouille simpose qui veut survivre, tandis que Sirvent apparaÓt cramponnè ses principes. A travers le rècit de ce dernier, nous pouvons suivre son ascension syndicale : il na que 23 ans (1913) lorsquon lui propose dÍtre trèsorier de la Sociètè des cordonniers, puis il entre au comitè national de la CNT 32 ans (1922-23) et il en devient mÍme le secrètaire gènèral deux reprises jusquen 1930. Ne supportant pas dÍtre contestè, il se retire de lactivitè militante entre 1932 et 1936, alors ‚gè dune quarantaine dannèes. Tout en restant modeste, il valorise son action, son sens des responsabilitès, sa constance. Les divisions idèologiques sont au cúur de ses mèmoires et Sirvent sengage en faveur de lorthodoxie anarchiste. Loin de lautocritique, il se cantonne dans le registre de lautojustification, se dèpeignant exceptionnellement comme une victime, et rëgle quelques comptes. Nous pouvons supposer quil rèpond indirectement un discours absent, quil conviendrait didentifier. Cette question politique, articulèe aux mises en cause dont Sirvent est lobjet, peut Ítre lue comme la raison dÍtre des mèmoires. Il apparaÓt èvident que linterprètation doit Ítre double, synchronique et diachronique. LintèrÍt historique du rècit mèrite aussi dÍtre soulignè, notamment sur laction de la CNT et des groupes anarchistes avant 1930. Ramos et Gimènez, pour leur part, militent dans les JL et la CNT, mais donnent peu de dètails. Le premier devient secrètaire des JL de Tarrasa en 1937, 20 ans, puis de la CNT de Bordeaux en 1964 et enfin de la CNT de Perpignan au dèbut des annèes 1980. Il fait la guerre comme milicien dans les colonnes Durruti et Ascaso, ce qui lui donne loccasion de se mettre quelque peu en valeur. On remarque surtout quil exprime son incomprèhension de la violence et quil sinterroge sur les stratègies militaires. Dun point de vue historique, lèvocation de la rèpression franquiste retient plus particuliërement lattention. Ramos prend parti pour lorthodoxie dans les dèbats internes, critique le fonctionnement de la CNT dans lexil, sen prend souvent aux communistes et au clergè. Les inimitiès personnelles et le ressentiment sont bien perceptibles, tandis que lautocritique est limitèe linconscience de la jeunesse. Gimènez fait de la propagande anti-militariste durant son service militaire en 1934, puis devient secrètaire des JL de Sants (Barcelone) et sengage comme milicien dans la colonne Durruti (front de lEbre). Ses descriptions de la vie des camps dinternement franÁais ou les informations sur le recrutement pour lorganisation Todt ne manquent pas dintèrÍt. Vers 1943, il participe la reconstitution dune organisation dans lexil ; il devient ensuite secrètaire de la CNT de Bordeaux, membre du groupe Nervio et collabore avec Peirats lorsque celui-ci ècrit lhistoire de la CNT. Il paraÓt plus intellectuel que Sirvent ou Ramos et, contrairement eux, il nèvoque pas les divisions de la CNT. Mis part le cas de Sirvent, ce sont donc les aventures et les souffrances personnelles durant la pèriode dramatique de la guerre qui sont au cúur des rècits. Dans un contexte de polèmiques, la critique des adversaires et lautojustification semblent simposer, sauf pour Gimènez, et lennemi franquiste est plutùt absent, exceptè chez Ramos, ce qui corrobore lidèe que ces mèmoires ont une finalitè politique interne au mouvement avant tout. Reste multiplier les ètudes de cas pour vèrifier la validitè de ces hypothëses.
Cest sans doute sur la vie privèe que les mèmoires des anarchistes espagnols diffërent le plus des autres. On a dit que la vie privèe est masquèe par une pudeur de classe. Rares sont, ainsi, les èvocations des parents, des conjoints, des enfants et des difficultès de la vie familiale. C. Auzias a remarquè limportance de lunion libre et la prèsence dun discours nèo-malthusien dans le milieu libertaire ouvrier, mais les rapports de domination ne sont pas bouleversès au sein des foyers, malgrè les propos ègalitaires9. Globalement, les femmes semblent Ítre oublièes : ´ Delles on parle peu. La plupart des textes valorisent le përe, ce hèros, et reprèsentent les mëres et les èpouses comme des arrièrèes, freins de laction, ou victimes que leur douleur rend pesantes ª, ècrit M. Perrot10. La discrètion sur la vie privèe semble moins marquèe chez nos Espagnols, tandis que la femme, mëre ou compagne, occupe une place plus importante que le përe. On note peu de diffèrences entre nos trois auteurs. Ils parlent peu de leurs frëres et súurs, èvoquent leur vie amoureuse et laissent transparaÓtre leur sensibilitè, mentionnent les èvènements familiaux importants, font lèloge du courage des femmes et èvoquent peu les përes. Ramos critique briëvement le sien, parce quil dèpense largent quil gagne. Les enfants sont trës prèsents dans ses mèmoires, qui insistent sur limportance de la famille. A la fin, il insëre une poèsie quune de ses filles a dèdièe ses parents. La famille et les compagnons de lutte partagent dailleurs la dèdicace des trois mèmoires. Comme Ramos, Sirvent met laccent sur la solidaritè et lharmonie familiales. Il montre les èchanges intellectuels avec sa compagne et lui ècrit un poëme. Tant Sirvent que Gimènez consacrent un chapitre leur femme et la mort de celle-ci clùt les mèmoires dans les deux cas. Gimènez ècrit aussi un chapitre pour chacun de ses parents, tandis que Sirvent sattarde sur le dècës de sa mëre, qui donne lieu une confrontation sèvëre avec le reste de sa famille propos des obsëques civiles. Il est intèressant de signaler que la maladie est prèsente dans les trois rècits.

Cette premiëre approche semble confirmer que les autobiographies danarchistes espagnols peuvent prèsenter des caractèristiques spècifiques, propres nuancer les apprèciations portèes jusqu prèsent sur lècriture de soi dans les milieux populaires. M. Perrot a constatè leffacement du ´ je ª devant le ´ nous ª, la primautè de lidentitè collective dans lautobiographie ouvriëre*, or les trois mèmorialistes que nous avons ètudiès utilisent la premiëre personne du singulier et leur individualitè ne se dissout pas dans le groupe social. Cependant, lanarchisme et le syndicat apparaissent clairement comme une dimension constitutive de lidentitè individuelle. Dans lavenir, nous nous proposons de dresser un inventaire chronologique de ces autobiographies qui permettrait, notamment, danalyser les hypothètiques relations rèticulaires entre les diffèrents discours. Il est probable, en effet, que les textes se rèpondent, que les sous-entendus sèclaircissent, que des spècificitès gènèrationnelles deviennent perceptibles, que les thëmes dominants èmergent et rendent possible une typologie.
On ne peut ignorer que le prèsent contraint la recomposition du passè. Il faut donc se demander ce qui prèside lècriture. Les mèmoires de Ramos et, sur une tonalitè mineure, de Gimènez peuvent apparaÓtre comme des variantes, chez lexilè politique, du rècit èdifiant dune rèussite sociale : celle de lintègration dans la continuitè idèologique. Cela est paradoxal au sein dun exil que lon a dit tendu vers le retour. Ces mèmoires seraient-ils donc une forme daveu de limpossibilitè dun retour, aussi bien gèographique que chronologique ? La porte claquèe dèfinitivement sur le passè et ses utopies ? Cest ce que peut suggèrer le titre de lèpilogue des mèmoires de Gimènez, qui porte sur ´ le retour ª en Ariëge et non en Espagne. Doit-on entendre ces mèmoires comme laffirmation dune rèussite familiale malgrè les èpreuves ou bien comme la reconnaissance dun èchec en quÍte dautojustification, sur le mode : nous avons ètè de bons militants, mais nous navons obtenu ni la victoire ni le renversement de Franco et on ne peut pas nous reprocher notre intègration en France ? Ce discours mÍlant rèussite sociale relative et èchec idèologique patent, sans que lun compense nècessairement lautre, ne sadresse-t-il pas en prioritè aux Espagnols de lintèrieur qui, la dèmocratie restaurèe, tournërent le dos ceux de lexil ? Une demande de reconnaissance posthume, en quelque sorte.

1 Voir Perrot Michelle, ´ Les vies ouvriëres ª, Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mèmoire, t. III.3., Paris, Gallimard, 1992, p. 116.

2 Pennetier Claude et Pudal Bernard (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002, p. 220-222 et Annexe ; Groppo Bruno, ´ Les rècits autobiographiques de communistes italiens publiès aprës 1945 ª, ibid., p. 250-255, 265.

3 Il ny a pas dètude vèritable sur lautobiographie libertaire. Nous pouvons, toutefois, signaler la thëse de 3e cycle de Claire Auzias (Mèmoires libertaires : Lyon 1919-1939, Univ. de Lyon II, 1980, 2 vol.), une enquÍte dhistoire orale basèe sur 18 entretiens avec des militants de la règion lyonnaise, et le chap. 5 du livre de Thierry Maricourt (Histoire de la littèrature libertaire en France, Paris, Albin Michel, 1990). En revanche, dans ses travaux, le sociologue Jean Peneff a abordè lautobiographie anarchiste de maniëre rèductrice et partiale, lui dèniant tout caractëre reprèsentatif de la classe ouvriëre. Pour l'Espagne, il existe une thëse de Josè Ramûn MegÌas Cillero (El plano autobiogr·fico, el problema de la expresiûn y los territorios en El eco de los pasos, de Juan GarcÌa Oliver, th. en philosophie et lettres, Univ. de Grenade, 1997) sur les mèmoires dun militant anarchiste important et un article dAdrian Shubert (´ AutobiografÌa obrera e historia social ª, Historia Social, n° 6, Invierno 1990, p. 141-159), qui aborde lautobiographie de lanarcho-syndicaliste Angel PestaÒa.

4 Prës de 50 autres titres pourraient aussi relever de lautobiographie, mais il faudrait le vèrifier. Nous nous sommes basè sur les notices biographiques de louvrage de Miguel IÒiguez, Esbozo de una Enciclopedia histûrica del anarquismo espaÒol, Madrid, Fundaciûn de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2001.

5 Une partie du manuscrit a fait lobjet du mèmoire de maÓtrise en ètudes hispaniques de la petite-fille de lauteur : Sirvent MelodÌa, Mèmoires dun militant anarchiste de la CNT-FAI, 1914-1947, Univ. de Perpignan, 1994. Nous la remercions de nous avoir permis de travailler sur loriginal, en vue dune èdition critique en collaboration avec Pierre-Luc Abramson.

6 Perrot M., op. cit., p. 93, 103 ; Peneff J., ´ Autobiographies de militants ouvriers ª, Revue franÁaise de sciences politiques, n° 1, XXIX, fèvrier 1979, p. 64.

7 Auzias C., op. cit., p. 40-55 ; Shubert A., op. cit., p. 149-152.

8 Lyons Martyn, ´ La culture littèraire des travailleurs. Autobiographies ouvriëres dans l'Europe du XIXe siëcle ª, Annales HSS, juillet-octobre 2001, n° 4-5, p. 931-934.

9 Auzias C., op. cit., p. 69-76, 331-333 ; Shubert A., op. cit., p. 156-158.

10 Auzias C., op. cit., p. 207-211 ; Peneff J., op. cit., p. 67 ; Shubert A., op. cit., p. 144.

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