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De P.-J. PROUDHON
A.M. Weiss
1836

Monseir Weiss, je vous ai fait attendre trop longtemps, j’en fais l’aveu, le petit nombre de renseignements que je suis à même de fournir sur mon ami Gustave Fallot. C’est qu’en effet j’éprouve une répugnance invincible à dire de lui tout ce que je pense. D’autres regardent comme un devoir sacré de recueillir jusqu’aux moindres souvenirs des conversations et des promenades d’un ami, pour en embellir, à ce qu’il croient, un article biographique : moi, un je ne sais quel instinct me serre le cœur et m’empêche de parler. Qu’importe au public ? Les événements de la vie de Fallot ne sont rien : d’autres, aussi bien que lui, ont vu leur vocation littéraire contrariée ; d’autres, et de plus médiocres génies, se sont, pour ainsi dire, prophétisés eux-mêmes ; d’autres ont été amis excellents, citoyens probes ; tout cela, précieux pour moi, n’a rien de neuf ni de piquant pour les curieux et les indifférents. A quoi bon redire un éloge commun à tant de gens ? A quoi sert-il d’employer des formules su souvent prostituées ? Si j’étais chargé de l ;artivle de Fallot dans une biographie quelconque, moi, son camarade, comme il m’appelait, moi son plus obligé, je ne lui donnerais pas vingt lignes, C’est autrement que cela que je voudrais consacrer sa mémoire.

Quand j’appris la nouvelle de la mort de Fallot, je sentis que la moitié de ma vie et de mon esprit m’était retranchée : je me trouvai seul au monde. Fallot laisse des amis qui le regrettent autant que moi, je n’en doute pas : je n’ai pas versé une larme, car, je ne pleure jamais ; mais, depuis, je n’ai pas peut-être passé quatre heures de suite sans que son souvenir, comme une idée fixe, une vrai monomanie, occupât ma pensée. Mais, encore uen fois, qu’est-ce que cela fait à âme qui vive ? Si tous ceux qui l’ont connu et aimé faisaient son oraison funèbre, il y en aurait un gros livre, et ce livre serait fort ennuyeux pour tous autres que ses auteurs.

Je connus Fallot sur la fin de 1829. Après avoir fini ses études, il avait éré placé par son père dans une maison de commerce, contre son gré. Aussi s’était-il bien promis d’en sortir aussitôt que sa majorité le rendraît maître de ses actions. C’est ce qu’il fit. Sa vie à Besançon est connue ; c’est ici que je l’ai le plus suivi ; notre fréquentation ne fut jamais interrompue jusque vers le milieu de 1831, époque où il partit pour Paris, et moi pour la Suisse.

Je le revis dans la capitale au commencement de mars 1832 ; j’arrivai chez lui comme chez mon père ; le choléra entra avec moi. Il semble qu’alors tout conspirait contre nous. Il y avait cent à parier contre un qu’une fois à Paris je n’en sortirais plus ; et ce qui me désole aujourd’hui, c’est que j’ai la ferme confiance que, si je fusse demeuré près de lui, il ne serait pas mort. J’avais le talent ou le don de le récréer, de le distraire, de le forcer à prendre quelque récréation sans aucune perte pour ses travaux et ses études ; ma présence étant presque de tous les instants, j’étais pour lui comme un domestique, mais un domestique intelligent et ami de son maître. Qui pouvait me remplacer ? Nul ne l’a fait, et la preuve, c ‘est qu’il est mort.

Quand je débarquai chez lui, il avait déjà présenté à l’Académie de Besançon son mémoire pour la pension Suard : il calculaut qu’avec ses modiques revenus et le bénéfice de cette pension, s’il l’obtenait, plus le peu qu’il me permettrait de gagner dans ma profession d’imprimeur, nous pourrions très-bien vivre, jusqu’à ce qu’une occasion quelconque nous tirâit de la misère. Je n’y consentais qu’ avec peine. Tout à coup, des nouvelles fâcheuses lui arrivant de son pays, il se vit forcé, par suite de tracasseries domestiques, de payer une très-forte somme. Dès lors je charchai de l’emploi chez les imprimeurs. C’était l’époque des journées de Juin, les temps les plus difficiles de la révolution de Juillet. Tous les ateliers fériaient ; je fus obligé d’aller chercher fortune ailleurs ; et depuis, je ne l’ai plus revu.

Je me sens obligé de vous demander perdon, Monsieur Weiss, de ce qu’au lieu de vous parler de Fallot je n’ai fait jusqu’ici que ma propre hostoire. Eh ! c’est justement pour cela que je reculais tant à vous faire un plaisir si léger, malgré toute la volonté que j’ai de vous être agréable. Je n’entends pas autrement la biographie, quand je l’écris en mon nom. Que vous dirai-je maintenant ? Fallot, attaqué du choléra et croyant mourir, Fallot me tendit les mains, ce soir que je regardais comme une veille de mort, et me dit avec un enthousiasme capable de tuer un homme robuste : Si je meurs, jurez-moi que vous m’immortaliserez !

Ces mots me tourmentent et me poursuivent comme un remords, comme un spectre. Non pas que je me croie obligé par la promesse que m’arracha la compassion d’un jeune homme mourant dans la détresse de sa carrière interrompue : à Dieu ne plaise que je me croiw fait pour donner de l’immortalité à personne ! Mais ce spectacle d’un génie naissant, aux prises avec une fatalité inexorable ; cette conscience si fortement acquise qu’il avait de son avenir, et à laquelle la mort venait dire : tu en as menti ; l’idée que la perte d’un seul homme a peut-être été souvent la cause que les destinées de l’humanité, attachées à celles de la science et de la philosophie, en ont été ou retardées ou engagées dans de fausses routes ; les images, opposées et luttant ensemble, de la pensée, du néant, du hasard et de l’intelligence, tout cela me causa une umpression de terreur, une horreur divine, qui dure encore.

Je vous offre, Monsieur Weiss, les letres que me restent de cet homme dont je ne verrai pas le pareil, du moins pour moi : prenez la peine de les lire ; peut-être . écrites à un camarade, vous en apprendront-elles plus que tout ce que je pourrais dire. Vous y reconnaitrez que la faculté dominante de Fallot était l’aptitude aux méditations philosophiques, et que la philologie ne fut jamais pour lui qu’un objet secondaire qui pouvait fournir quelques lumières sur les objets dont s’occupe la haute métaphysique. Une de ses croyances était que l’observaiton des phénomènes du langage et de la physiologie, comparés, amèneraient tôt ou tard des découvertes assez importantes pour résoudre définitivement, en oui ou en non, les problèmes les plus intéressants de la science. Il disait que le génie était tout entier dans l’attention. Cette vérité me paraît profonde. Nous ne manquons pas de définitions du génie ; quelques-unes se rapprochent de celles de Fallot ; mais je ne sache pas qu’aucun auteur aut réduit si nettement le génie à une simple opération de l’entendement, l’attention.

J’attends avec impatience, comme tous ceux qui ont connu Fallot, la publication de son livre, dont il m’avait dit autrefois quelques mots. Pour dure toute mon opinion sur Fallot, Considéré comme linguiste, je ne crois pas qu’il eût été capable de savoir, je veux dire de posséder, le copia verborum de beaucoup de langues, ni même d’en retenir parfaitement le simple mécanisme. Mais il avait ai plus haut degré le talent de comparar, d’analyser, de discuter, de déduire des conséquences neuves, curueuses et fécondes, de faits et de matériaux inexploités. Comme tel, il eut surpassé peut-être les anciens et les modernes. Nous résolûmes un jour de nous mettre à l’étude du grec ; la première leçon fut le verbe ; il avoua que, s’il venait à bout de le retenir, il croirait savoir le grec. Ccependant, j’ai su depuis qu’il s’était rendu fort dans cette lanque, probablement parcequ’il s’était fait des principes et une méthode qui lui facilitaient le travail, et dont il nous aura peut-être fait part dans son livre posthume.

Fallot possédait éminemment la plus belle et la plus rare des facultés intellectuelles, faculté qui seule l’a fait tout ce qu’il a été, et l’eût rendu peut-être le flambeau de la France philosophique : ce n’était ni la mémoire, ni l’imagination, ni la réflexion, ni même cette attention, dont il avait si bien reconnu la puissance ; c’était la faculté de comréhension, s’il m’est permis de donner à ce mot une acception peut-être mouvelle. Il saisissait rapidement et avec facilité tout l’ensemble d’un système, en voyait toutes les conséquences quelquefois mieux que l’auteur lui-même. Cette faculté, alimentée et exercée chez lui par une assez grande érudition, et par des connaissances variées et acquises de jeunesse (entomologie, ornithologie, chimie, physique, histoire et philosophie comparées), lui donnait une rectitude de jugement, une fore de raison, une puissance de dialectique telle que j’en ai vu peu d’exemples. Nous avons quelqufois passé en revue de vastes ouvrages, d’immenses édifices de la pensée humaine ; et je dois dire que j’ai plus appris par cette critique, et que je serai toujours plus redevable aux souvenirs que je conserve de sa méthode, qu’à des études que aurauent été bien plus longuement prolongées.

Avec tout cela, Fallot n’eût peut-être fait qu’un médiocre professeur. Il était peur favorisé du côté de l’élocution ; et la sûreté de sa critique tenant plus à la lenteur de l’observation qu’à un instinct rapide, il était plus fait pour alimenter la presse que pour occuper la chaire.

Mais, plus je parle de sa belle organisation, plus je me prépare d’amertume ; tout cela est perdu pour moi ! Grâce pour un regret si égoïste ! j’eusse voulu, avec lui, ne faire qu’étudier et lui fournir quelques bribes d’idées, lui tenant toujours la plume. Il me semblait qu’il pensait pour nous deux, et que ses pensés étaitent les miennes. Désormais je n’airai personne.

Que je devienne Platon, lui disais-je,et vous serez Socrate. Je n’ai plus que le regret de l’impuissance et de l’inutilité de ce vœu.

Puissé-je, Monsieur Weiss, avoir rempli votre attente, et vous avour fourni quelques données sur un jeune homme qui fut votre vils. Ce serait envore un sujet de consolation, pour celui qui ambitionne la centième partie de la place que Fallot occupa dans votre cœur.

P.-J. Proudhon

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