Letters from: Proudhon, P-J. (1875) Correspondance de P.-J. Proudhon; Tome Troisiéme Librairie Internationale; Paris.
Correspondance de P.-J.Proudhon
Besancon, 3 avril 1842.
A M. Fleury
Mon cher ami,
Pour moi, mon cher Fleury, je serai bien fin et bien opinâtre si je continue à travailler malgré tous les embarras d'affaires et de famille qui me tombent comme la grêle. Cependant je lis, je médite et j'écris avec une ardeur toujours égale, et comme si je croyais que le monde va changer dans six mois à ma parole. J'ai même fait un traité avec des commanditaires pour l'impression d'un ouvrage en deux volumes, qui devra paraitre en novembre prochain.
Ma métaphysique est faite; c'est quelque chose de curieux et d'extraordinaire, je vous assure, mais qui ne sera pas compris d'emblée et va me mettre tous les kantistes sur les bras. Après cette métaphysique vient une Economie, puis une philosophie de l'histoire, puis bien des choses dont je n'ai pas encore trouvé le premier mot nulle part. Inutile de vous dire que, dans tout cela, je n'expose que des méthodes et des lois; ce n'est pas en deux volumes qu'on déroule le tableau de l'esprit humain et de la société. Ma prétention est d'ouvrir une mine et d'en indiquer le chemin; quant à l'édifice, je crois que c'est une oeuvre infinie et qui réclame le concours de tous les savants et de tous les siècles. Si je ne m'abuse pas, et que ma métaphysique soit aussi certaine que je la suppose, elle doit entraîner une révolution dans toutes les sciences morales et philosophiques.
Admirez la sagesse de la nature, qui donne à chaque homme sa spécialité. L'un manque de loisir, de mémoire et de livres, c'est-à-dire qu'il reste nul sous le rapport de l'érudition; en revanche, il se forge un instrument de découverte et de classification, qui supplée pour lui à tous les trésors de la science. Un autre vit moins de cette vie intérieure et ne s'arrête sur chaque idée qu'autant qu'il faut pour la saisir et l'emmagasiner dans son cerveau; en revanche, il acquiert cette richesse, cette abondance de faits et d'idées, sans lesquelles la science ne saurait se développer. Ainsi se forme la science collective; ce que nous lui apportons chacun est peu de chose en comparison des erreurs, des scories et déblais qui nous sont personnels. Ce serait une opération bien faite pour humilier les amours-propres humains que de dégager l'apport de chaque auteur ou savant de tout ce fatras dont il l'a accompagné.
J'ai recontré hier le père Weiss pour la première fois depuis mon retour; je l'ai accompagné deux cents pas. Je vois avec peine que l'Académie se soucie aussi peu de moi que de dernier écolier des Ignorantins. La malveillance de ces messieurs, de nos magistrats et de notre clergé, jointe à mon procès, ne m'a pas, vous imaginez bien, ramené de mes défiances; seulement je déguise ma colère par prudence pure et nécessité. Mon prochain ouvrage sera aussi calme et convenable dans ses formes que la plus délicat le puisse souhaiter; mais j'ai besoin pour cela de me promettre à moi-même que plus tard j'aurai ma revanche. Oh! million de tonnerres de diables! je vous jure que tout ce qui est différé n'est pas perdu. Dans vingt ans mon ressentiment sera aussi vif qu'aujourd'hui, et je comprends assez la marche lente de la société pour espérer que les sots et les récalcitrants ne me manqueront pas. Pour le moment, il faut songer a ma réputation et à mon avenir. Je ne désespère toujours pas de me aire agréer un jour; il ne faut pour cela qu'un changement de règne et de ministère. Cela pourrait venir plus tôt qu'on ne pense. Dans tous les cas, on ne me reprochera rien l'année prochaine, pas même d'avoir dit la vérité.
Vous savez qu'il a été question de me placer à la mairie; la place est donnée à un homme dont les longs services le méritaient mieux que mes brochures. Au reste, il n'y a pas eu candidature de ma part; ceux qui me portaient se sont désistés, et il n'est plus question de rien. Un nouvel ouvrage réveillera le zèle; puis, après quelques semaines, ce zèle s'éteindra. Voilà comme se passe une vie. Il vous faut, mon cher, profiter de l'expérience des autres; sollicitez-vous? ne laissez pas dormir les recommandations, surtout faites vos affaires vous-même. Marmier n'est pas arrivé à la cour sur la faveur de ses compatriotes; il y est arrivé par ses propres efforts. Enfin, comptez que la bienveillance des autres vous servira toujours plus que votre mérite; les hommes sont ainsi faits qu'ils aiment mieux obliger gratuitement que rendre justice.
Je vous souhiate le bonjour et vous embrasse de tout mon coeur.
Mes amitiés à Vernier.
P.-J. Proudhon.
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