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Besançon, 31 mai 1837
Pierre-Joseph Proudhon, Candidat à la Pension Suard
À messieurs de l’académie de Besançon
Vol. 1, pgs. 24-33

Messieurs, je suis compositeur et correcteur d’imprimerie, fils d’un pauvre artisan qui, père de trois garçons, ne peut jamais faire les frais de trois apprentissages. J’ai connu de bonne heure le mal et la peine ; ma jeunesse, pour me servir d’une expression toute populaire, a été passée à plus d’une étamine. Ainsi luttèrent avec la fortune Suard, Marmontel, une foule de littérateurs et de savants. Puissiez-vous, Messieurs, à la lecture de ce Mémoire, concevoir la pensée qu'entre tant d’hommes fameux par les dons de l ;intelligence, et celui qui en ce moment sollicite vos suffrages, la communauté du malheur n’est peut-être pas l’unique point de ressemblance.

Destiné d’abord à une profession mécanique, je fus, par les conseils d’un ami de mon père, placé comme élève externe gratuit au coll[é]ge de Besançon. Mais qu’était-ce que la remise de 120 francs pour une famille où le vivre et le vêtir était toujours un problème ?Je manquais habituellement des livres les plus nécessaires ; je fis toutes mes études de latinité sans un dictionnaire ; après avoir traduit en latin tout ce que me fournissait ma mémoire, je laissais en blanc les mots que m’étaient inconnus, et, à la porte du coll[é]ge, je remplissais les places vides. J'ai subi cent punitions pour avoir oublié mes livres : c’était que je n’en avais point. Tous mes jours de congé étaient remplis par le travail des champs ou de la maison, afin d’épargner une journée de manœuvre ; aux vacances, j’allais moi-même aux bois chercher la provision de cercles que devait alimenter la boutique de mon père, tonnelier de profession. Quelles études ai-je pu faire avec une semblable méthode ? Quels minces succès j'ai dû obtenir !

À la fin de ma quatrième, j’eus pour prix la Démonstration de l’existence de Die de Fénelon. Ce livre me sembla tout à coup avoir ouvert mon intelligence et illuminé ma pensée. J’avais entendu parler de matérialistes et d’athées : il me tardait d’apprendre comment l’on s’y prenait pour nier Dieu.

Je l’avouerai cependant : la philosophie de Descartes, ornée de l’éloquence de Fénelon, ne me satisfit pas entièrement. Je sentais Dieu, J ;’en avais l’âme pénétrée ; saisi dès l’enfance de cette grande idée, elle débordait en moi et dominait toutes mes facultés. Et dans un livre fait pour prouver l’Être suprême, je ne rencontrais qu’une métaphysique chancelante dont les déductions avaient l’air d’une hypothèse plus commode, mais ne ressemblaient point à une théorie scientifique et certaine. Permettez-moi, Messieurs, de vous en offrir un exemple. L’âme ne peut périr, disent les cartésiens, parce qu’elle est immatérielle et simple. Mais pourquoi, ce qui a une fois commencé d’être, ne pourrait-il cesser d’exister ? Quoi donc ! l’âme, dans sa durée, serait, d ;une part, infinie et éternelle, de l ;autre bornée ? Cela est inconcevable. – La matière, disent les mêmes philosophes, n’est point l’Être nécessaire, parce qu’elle est évidemment contingente, dépendante et passive. Donc, elle a été créée. Mais comment concevoir la création de la matière ? L’un est aussi inconcevable que l’autre. Je demeurai donc ce que j’étais ; croyant en Dieu et à l’immortalité de l’âme : mais, j’en demande pardon à la philosophie, ce fut bien moins à cause de l’évidence de ses syllogismes que pour la faiblesse des raisons contradictoires. Il me sembla dès lors qu’il fallait suivre une autre route pour constituer la philosophie en une science, et je ne suis pas revenu de cette opinion de mon enfance.

Je poursuivis mes humanités à travers les misères de ma famille, et tous les dégoûts dont peut être abreuvé un jeune homme sensible et du plus irritable amour-propre. Outre les maladies et le mauvais état de ses affaires, mon père poursuivait un procès dont la perte devait compléter sa ruine. Le jour même où le jugement devait être prononcé, je devais être couronné d’excellence. Je vins le cœur bien triste à cette solennité où tout semblait me sourire ; pères et mères embrassaient leurs fils lauréats et applaudissaient à leurs triomphes, tandis que ma famille était au tribunal, attendant l’arrêt.

Je m’en souviendrai toujours. – M. le recteur me demanda si je voulais être présenté à quelque parent ou ami pour me voir couronner de sa main.
-- Je n ;ai personne ici, Monsieur le Recteur, lui répondis-je.
-- Eh bien ! ajouta-t-il, je vous couronnerai et vous embrasserai.
Jamais, Messieurs, je ne sentis un plus vif saisissement. Je retrouvai ma famille consternée, ma mère dans les pleurs : notre procès était perdu. Ce soir-là, nous soupâmes tout au pain et à l’eau.

Je me traînai jusqu’en rhétorique : ce fut ma dernière année de collège. Force me fut dès lors de pourvoir à ma nourriture et à entretien. – « Présentement, me dit mon père, tu dois savoir ton métier ; à dix-huit ans, je gagnais du pain, et je n ;avais point fait un si long apprentissage. » - Je trouvai qu’il avait raison, et j ;entrai dans une imprimerie.

J’espérai quelque temps que le métier de correcteur me permettrait de reprendre mes études abandonnées au moment même où elles exigent des efforts plus grands et une activité nouvelle. Les œuvres des Bossuet, des Bergier, etc., me passèrent sous les yeux ; j’appris les lois du raisonnement et du style avec ces grands maîtres. Bientôt je me crus appelé à devenir un apologiste du christianisme, et je me mis à lire les livres de ses ennemis et de ses défenseurs. Faut-il vous le dire, Messieurs ?Dans l’ardente fournaise de la controverse, me passionnant souvent pour des imaginations et n’écoutant que mon sens privé, ne vis s’évanouir peu à peu mes chères et précieuses croyances ; je professai successivement toutes les hérésies condamnées par l’Eglise et relatées dans le dictionnaire de l'abbé Pluquet ; je ne me détachais de l’une que pur m’enfoncer dans l’opposée, jusqu’`a ce qu’enfin, de lassitude, je m ‘arrêtai à la dernière et peut-être la plus déraisonnable de toutes : j’étais socinien. Je tombai dans un découragement profond.

Cependant les commotions politiques et ma misère privée m’arrachèrent à mes méditations solitaires, et me jetèrent de plus en plus dans le tourbillon de la vie active. Pour vivre, il me fallut quitter ma ville et mon pays, prendre le costume et le bâton du compagnon du tour de France, et chercher, d’imprimerie en imprimerie, quelques lignes à composer, quelques épreuves à lire. Un jour, je vendis mes prix de collèges, la seule bibliothèque que j’aie jamais possédée. Ma mère en pleura ; pour moi, il me restait les extraits manuscrits de mes lectures. Ces extraits, qui ne se pouvaient vendre, me suivirent et me consolèrent partout. J’ai parcouru de la sorte une partie de la France, exposé quelquefois à manquer de travail et de pain pour avoir osé dire la vérité en face à un patron qui, pour réponse, me chassait brutalement. Cette année même, employé à Paris comme correcteur, j’ai failli encore une fois être victime de ma fierté provinciale ; et sans l’appui de mes collègues, que me défendirent contre les injustes préventions d’un chef d’atelier, je me fusse ®vu peut-être, pressé par la faim, obligé de me mettre au gage de quelque journaliste. Malgré toutes les privations et les misères que j’ai endurées, cette extrémité m’eût paru la plus horrible de toutes.

La vie de l’homme n’est jamais tellement souffrante et abandonnée qu’elle ne soit semée de quelques consolations. J’avais rencontré un ami dans un jeune homme que la fortune tourmentait, aussi bien que moi-même, par les contrariétés morales et l’aiguillon de la pauvreté. Il se nommait Gustave Fallot (1) [M. Fustave Fallot a été le premier pensionnaire Suard.]. Au fond d’un atelier, je reçus un jour une lettre, qui m’invitait à tout quitter et à aller joindre mon ami… -- « Vous êtes malheureux, me disait-il, et la vie que vous menez ne vous convient pas. Proudhon, nous sommes frères : tant qu’il me restera du pain et une chambre, je partagerai tout avec cous. Venez ici, et nous vaincrons ou nous périrons ensemble. » Il venait alors, Messieurs, de vous adresser lui-même un mémoire et se présentait à vos suffrages comme candidat à la pension Suard. Sans m’en rien dire, il se proposait, s’il obtenait la préférence sur ses amis, de m’abandonner la jouissance de cette pension, se réservant pour lui-même la gloire du titre et l’exploitation des avantages précieux qui y sont attachés. – « Si je suis nommé au mois d’août, me disait-il sans s’expliquer davantage, notre carrière s’ouvrira au moins d’août. » Je volai à son appel, et, ce fut pour le voir, saisi par le choléra, consumer pour moi jusqu’à ses dernières ressources, arriver aux portes de la mort sans qu’il me fût possible de lui continuer mes soins. Le manque d’argent ne nous permettait plus de rester unis ; il fallut se séparer, et je l’embrassai pour la dernière fois. Le 25 janvier dernier, je fis une heure de méditation sur sa tombe.

Cinquante francs dans ma poche, un sac sur le dos, et mes cahiers de philosophie pour provisions, je me dirigeai vers le midi de la France… Mais, Messieurs, ce serait abuser de votre patience que de venir vous détailler ici, par le menu et dans l’ordre chronologique, tout ce que j'ai souffert dans l’ordre chronologique, tout ce que j’ai souffert dans mon corps et dans mon cœur. Que vous importe, après tout, que j'aie été plus ou moins secoué par la fortune ? Il ne suffit pas, pour mériter votre choix, de n’avoir que de la misère à offrir, et vos suffrages ne cherchent point un aventurier. Cependant, si je ne découvre pas ma calamiteuse existence, que me recommandera à votre attention ? qui parlera pour moi ? Telle a été jusqu’à ce jour, telle est encore ma vie : habitant les ateliers, témoin des vices et des vertus populaires, mangeant mon pain gagné chaque jour à la sueur de mon front, obligé, avec mes modiques appointement, d’aider ma famille et de contribuer à l’éducation de mes frères ; au milieu de tout cela, méditant, philosophant, recueillant les moindres choses des observations imprévues.

Fatigué de la condition précaire et misérable d’ouvrier, je voulus à la fin essayer, conjointement avec un de mes confrères, de réorganiser un petit établissement d’imprimerie. Les minces économies des deux amis furent mises et commun, et toutes les ressources de leurs familles jetées à cette loterie. Le jeu perfide des affaires a trompé notre espoir : ordre, travail, économie, rien n’a servi ; des deux associés, l’un est allé au coin d’un bois mourir d’épuisement et de désespoir, l’autre n’a plus qu’à se repentir d’avoir entamé le dernier morceau de pain de son père.

Pardon encore une fois, Messieurs, si, au lieu d’exposer des titres réels à votre bienveillance, je ne vous montre que mon infortune. Inconnu à la plupart d’entre vous, j’ai dû, ce me semble, vous dire ce que j’ai été, ce que je suis. Ce n’est pas, au reste, sans quelque répugnance que j'ai consenti à vous raconter quelques circonstances de ma vie, et `à vous dévoiler l’état habituel de mon esprit et de mon caractère. De telles confidences ne me paraissent bien placées qu’entre égaux et amis. – « Eh bien ! me dit un homme que j’aime et révère, voulez-vous plaire à Messieurs de l’Académie ? parlez-leur comme à des amis. » -- Se serait-il trompé, et ma confiance me tournerait-elle, à mal ? En 1836-1837, une longue maladie m’ayant obligé d’interrompre mon travail d’atelier, je me remis à l’étude. Quelques essais assez heureux de critique et de philosophie sacrée avaient donné un nouvel essor à mes instincts littéraires et déterminé mon penchant aux spéculations philosophiques. Dans les insomnies de la fièvre et les loisirs d’une laborieuse convalescence, je me livrai à des recherches de grammaire que me parurent assez importantes pour mériter vous furent adressés ; mais les immenses travaux de votre savante compagnie ont seuls jusqu’ici, du moins j’ose le présumer, retardé votre jugement.

Si pourtant la faible composition que vous est soumise pouvait répondre de celle que je prépare ; si l’exposé de mes premiers aperçus garantissait suffisamment la justesse des idées que j’élabore ; si vous désiriez, Messieurs, voir mener à fin des études neuves et fécondes, serait-il permis à celui qui déjà , depuis un an, s’est constitué votre justiciable, de compter un peu plus sur votre indulgente bienveillance que sur les espérances douteuses de son talent et les égards dus à l’extrême modicité de sa fortune ?

Chercher à la psychologie de nouvelles régions, à la philosophie de nouvelles voies ; étudier la nature et le mécanisme de l’esprit humain dans la plus apparente et la plus saisissable de ses facultés, la parole ; déterminer, d ;après l’origine et les procédés du langage, la source et la filiation des croyances humaines ; appliquer, en un mot, la grammaire à la métaphysique et à la morale, et réaliser une pensée qui tourmente de profonds génies, qui préoccupait Fallot, que poursuit notre Pauthier : telle est, Messieurs, la tâche que je m’imposerais si vous m’accordiez des livres et du temps ; des livres surtout ! Le temps ne me manquera jamais,

Après toutes les vicissitudes de mes idées et la longue parturition de mon âme, j ‘ai dû finir, j'ai fini par me créer un système complet et lié de croyances religieuses et philosophiques, système que je puis réduire à cette simple formule :
Il existe, d’origine surhumaine, une philosophie ou religion primitive, altérée dès avant toutes les époques historiques, et dont les cultes des différents peuples one tout conservé des vestiges authentiques et homologues. La plupart des dogmes chrétiens eux-mêmes ne sont que l’expression sommaire d’autant de propositions démontrables ; et l’on peut, par l’étude comparée des systèmes religieux, par l’examen attentif de la formation des langues, et indépendamment de tout autre révélation, constater la réalité des vérités que la foi catholique impose, vérités inexplicables en elles-mêmes, mais accessibles à l’entendement. De ce principe peut être déduit, par une série de conséquences rigoureuses, une philosophie traditionnelle dont l’ensemble constituera une science exacte.

Tel est aujourd’hui, Messieurs, le compendium de ma profession de foi.

Né et élevé au sein de la classe ouvrière, lui appartenant encore par le cœur et les affections, et surtout par la communauté des souffrances et des vœux, ma plus grande joie, si je réunissais vos suffrages, serait, n’en doutez pas, Messieurs, de pouvoir désormais travailler sans relâche, par la science et la philosophie, avec toute l’énergie de ma volonté et toutes les puissances de mon esprit, à l’amélioration morale et intellectuelle de ceux que je me plais à nommer mes frères et mes compagnons ; de pouvoir répandre parmi eux les semences d’une doctrine que je regarde comme la loi du monde moral ; et, en attendant le succès de mes efforts, dirigés par votre prudence, de me trouver déjà, en quelque sorte, comme leur représentant auprès de vous.

Mais, quel que soit votre choix, Messieurs, je m’y soumets d’avance et j’y applaudis ; à l’exemple d’un ancien, je me réjouirais que vous eussiez trouvé un plus méritant que moi : Proudhon, accoutumé dès l’enfance à aiguiser son courage contre l’adversité, n’aura jamais l’orgueil de se croire un génie dédaigné et méconnu…

P.-J. Proudhon

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