Letters from: Proudhon, P-J. (1875) Correspondance de P.-J. Proudhon; Tome Troisiéme Librairie Internationale; Paris.
De P.-J. Proudhon
À M. Bergmann
Lyon, 22 octobre 1846
Vol 2, pgs. 221-223
Mon cher Bergmann, parce que tu as oublié de répondre à ma dernière, tu tes sans doute imaginé que je me piquais damour-propre, et que je négligeais mes relations. Tu tes trompé, mon cher ami ; et jespère que sous quelques jours tu seras à même dapprécier les motifs de mon silence. Une publication écrasante, un métier denfer, lespérance, toujours ajournée, de tadresser bientôt mon travail, enfin lennui décrire pour ne rien dire, voilà ce qui a retenu ma plume, et ma privé de tes nouvelles. Je suis puni de ma longue temporisation ; ainsi pardonne-moi, et naie pas si peur, à lavenir, de solliciter un vieil ami quand tu crois quil sommeille.
Mes Contradictions économiques, annoncées depuis si longtemps, ont paru le 15 de ce mois ; elles auraient dû paraître le 5. Il paraît que mon éditeur ma soumis à une censure préalable ; quelques emportements quil a remarqués çà et là dans mes volumes, lui ont donné des craintes. Jattends tous les jours un envoi de quelques exemplaires, parmi lesquels se trouve celui que je te destine ; rien narrive, et je me décide à te prier de prendre un peu de patience. Jai une douzaine damis (cest beaucoup pour un homme) que je noublie jamais ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune, qui font partie essentielle de mon existence, et à qui je pense tout dabord, dans tout ce que jentreprends et quoique quil marrive ; tu es toujours le premier de la liste. Mais toi, époux, père de famille, savant en us, et en ès, ne serais-tu point sujet au refroidissement ? Y a-t-il encore quelque chose de commun entre le célibataire et lhomme marié ? Parle, réponds-moi, rassure-moi ; je te le demande, jen ai besoin
Tu verras sans doute, après mavoir lu, que louvrage qui paraît en ce moment sous mon nom est le dernier de cette taille que je ferai, et que désormais il ne me reste plus quà poursuivre lapplication des lois générales exposées dans mon livre, si tant est que ces lois soient exactes. A partir de ce jour, je rentre sérieusement dans la vie active, dont je sois sorti, en 1840, par ma publication du Dimanche et de la Propriété. Ma période dinvestigation pure est finie ; une nouvelle carrière commence pour moi, et je saurai bientôt si je vaux réellement quelque chose, ou si je dois me résigner à boire, manger, travailler, flâner et mourir, comme les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de lespèce humaine. Comme homme daffaires, avec les connaissances pratiques que jai acquises, et la petite réputation que je me suis faite, je puis me créer encore une existence confortable ; jaspire à quelque chose de mieux, et plus il me semble que jai droit de prétendre à un plus noble rôle ; tu me dirais là-dessus la vérité sans ménagement. Le moment est décisif ; il sagit pour moi de vie ou de mort morale.
Jai écrit à notre pauvre défunt Ackermann, un mois avant sa mort, une lettre telle quen pareille circonstance un vieil ami pouvait seul en écrire ; je demandais avec instance des détails sur sa maladie. Je nai reçu de réponse que huit jours après le décès, par une circulaire lithographiée denterrement. Donne-moi toi-même des renseignements sur cette triste mort.
Je compte être à Paris courant novembre pour mettre en train la réforme économique à laquelle je travaille ; dici là tu peux mécrire encore à Lyon.
Tai-je informé de la mort de mon père, arrivé le 30 mars dernier ? Cet événement a été pour moi singulièrement triste ; je métais promis que ma situation changerait avant la mort de mon père, de telle sorte que le pauvre vieillard emporterait en mourant la satisfaction de voir son fils parvenu à une position convenable. Le ciel en a disposé autrement, et jen ai ressenti une vive mortification.
Mes respects et hommages à ta femme, Mme Bergmann, et permets que jembrasse ton fils ainsi que toi.
Adieu, ton ami,
P.-J. Proudhon
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