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Manuel González Prada:
un enjeu symbolique dans le Pérou des années vingt


Joël DELHOM
CRILAUP et GRAL-CNRS



Paru dans :Hommage des hispanistes français à Henry Bonneville, Tours, Société des Hispanistes Français de l'Enseignement Supérieur, 1996, p. 173-190.


Tandis qu'on célébrait, en 1994, le centenaire de la naissance de José Carlos Mariátegui, un autre anniversaire était passé sous silence, celui de l'homme qui avait inauguré une nouvelle étape de la pensée péruvienne en y introduisant la dimension sociale. Cette année offrait pourtant deux excellentes occasions d'honorer sa mémoire : Manuel González Prada est né le 5 janvier 1844 et la publication de son premier ouvrage, Pájinas libres [sic], date de 1894. Si l'on méconnaît, en France du moins, sa contribution intellectuelle à l'édification du Pérou moderne, c'est peut-être que, dans son propre pays, on a parfois eu tendance à la minimiser, voire à l'occulter. Nul n'est prophète...
Pourtant, la personne et l'œuvre de González Prada ont bien exercé une influence déterminante sur l'élite intellectuelle des années 1920. Après sa mort, survenue le 22 juillet 1918, la reconnaissance fut si unanime, par-delà les sensibilités idéologiques des uns et des autres, que chacun s'appropriait la figure emblématique du Maître, reprenait ses idées et imitait parfois même son style, dans une sorte de communion œcuménique en contradiction avec les passions antagoniques que le rebelle déchaînait de son vivant ().
Notre intention n'est pas d'étudier ici en détail l'influence de Prada sur la génération postérieure, mais simplement de nous intéresser à la décennie qui suivit sa mort, pour observer les deux acteurs principaux de la scène politique péruvienne et leur manière d'établir avec lui un lien de parenté.
Immense fut le prestige de Manuel González Prada pour la génération montante des Haya de la Torre (1895-1979) et des Mariátegui (1894-1930), pour ne citer que les deux figures de proue de la littérature politique (). Durant les trois dernières années de sa vie, cinq journalistes viendront solliciter un entretien et, après sa mort, l'ensemble de l'intelligentsia péruvienne va soudain se découvrir une fibre "pradienne". On lui consacre une thèse, des essais et des articles louangeurs (). Sa pensée engendre même des réalisations politiques, telles que le Front des travailleurs manuels et intellectuels qui s'inspire visiblement de son discours du 1er mai 1905 "El Intelectual y el obrero" (). La véritable consécration vient dès 1922, lorsque la Fédération des Étudiants du Pérou, dirigée par Víctor Raúl Haya de la Torre, baptise les nouvelles Universités Populaires du nom de l'écrivain fétiche. Voilà González Prada canonisé () !
Dans un article qu'il lui consacre en 1925, Haya de la Torre raconte ses souvenirs, notamment leur première rencontre à la Bibliothèque Nationale, le 26 avril 1917, dix jours seulement après son arrivée à Lima. Les dernières phrases, particulièrement émouvantes, révèlent l'importance de Prada dans la prise de conscience politique du jeune provincial :
"Y en el mes que siguió a su muerte, yo sentí hambre por primera vez y comencé a comprender el dolor de los otros.
¡Cuántas veces en mis amargos días de soledad y de privación surgía el recuerdo de aquel viejo amigo, el único que yo tuve, sin que él supiera quizá, en la época en que alumbró en mí la fe de una nueva vida!... ¡Cuántas veces!"
 ().
Haya de la Torre, alors âgé de 22 ans, fut tout de suite attiré, puis fasciné, par la personnalité du "vieux combattant", dont il avait seulement entendu parler en bien dans les cercles ouvriers de Trujillo et que les bigotes prenaient pour le diable en personne (). L'étudiant, qui rencontra quatre fois Prada, avait été frappé par un contraste saisissant : d'un côté, l'arrogante suffisance et surtout la vacuité des célébrités universitaires et politiques, dont les noms fleurissaient dans les colonnes de la presse nationale ; de l'autre, l'aimable humilité mais aussi la force qui émanaient de cet homme entouré de silence. Il faut peut-être voir dans ce "silence prémédité", comme l'écrit Haya, une des causes du regain d'intérêt de la nouvelle génération pour González Prada. A quoi s'ajoutent l'impact symbolique de sa démission, en 1914, du poste de directeur de la Bibliothèque Nationale, pour ne pas cautionner le coup d'Etat du colonel Oscar R. Benavides, et l'écho suscité par la réédition madrilène de Páginas libres en 1915 ().
L'APRA (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine), mouvement fondé en 1924 par Haya de la Torre, se réclamera plus tard, de manière quasi permanente, de la pensée de cet illustre précurseur (). Le chercheur Eugenio Chang Rodríguez, dont les ouvrages laissent paraître une sensibilité "apriste", affirme à ce propos :
"El Apra [...] reconoció desde el primer momento de su fundación que González Prada era uno de sus precursores, y recalcó, entre otros puntos programáticos, algunos de los que don Manuel había abogado por años : la moralidad, el descentralismo, la separación del Estado y la Iglesia, la incorporación del indio a la nacionalidad, la difusión de la literatura democrática para el pueblo porque la literatura debe cumplir una misión política y social. El Apra recibió su primer impulso socialista del Maestro pero no aceptó su teoría anárquica; tomó su antimilitarismo, su antigamonalismo y su desprecio por la dictadura del proletariado, y también su anticlericalismo; pero desechó su anticatolicismo" ().

José Carlos Mariátegui ne manqua pas non plus de revendiquer sa part de l'héritage intellectuel, même s'il devait en contester la valeur dix ans plus tard. Dès 1916, il avait interviewé G. Prada afin que ce dernier donnât ouvertement son opinion sur la nouvelle génération littéraire réunie autour de la revue Colónida. Une polémique opposait alors Enrique López Albújar et Clemente Palma à Abraham Valdelomar, César Falcón, Federico More et Mariátegui, polémique suscitée par un jugement de González Prada émis en privé et publié par Valdelomar dans La Prensa (). Dès le début du reportage, ou plutôt de ce qu'il appelle lui-même la "conversation", Mariátegui affirme clairement l'admiration que sa génération voue à Prada, malgré son retrait de la vie publique : "[sus opiniones] Las exige una generación que le admira. Yo vengo a turbarle en su retiro de pensador para pedirle que hable" (). En réalité, bien qu'à partir de 1910 G. Prada ne s'exprimât guère en public, il ne vivait pas reclus pour autant. Son épouse et Luis Alberto Sánchez, son biographe, notent que de jeunes écrivains fréquentant son fils Alfredo, lui rendaient visite à son domicile, au moins depuis la publication d'Exóticas en 1911 (). Félix del Valle, qui accompagnait Mariátegui, fit durant l'entretien une remarque très flatteuse, que Prada accueillit d'un sourire approbatif :
"- Se podría decir de usted, señor, que está a la cabeza de la juventud y se estaría en lo justo.
[Et Mariátegui commente :]
González Prada sonrió ante la acertada lisonja. Y yo la celebré" ().

L'admiration du penseur socialiste ne s'éteindra pas avec la disparition de Prada. Dès son premier numéro, note David O. Wise, la revue Claridad, que dirigea Mariátegui après l'exil de Haya de la Torre en octobre 1923, invoquait l'esprit du Maître : "Claridad que es revista de juventud y de juventud libre, va en busca de la siembra luminosa del espíritu altísimo de don Manuel González Prada" (). Et cinq ans plus tard, à l'occasion du 1er mai 1929, le bimensuel Labor reproduisait le discours de Prada "El Intelectual y el obrero" (). Cependant, le séjour de Mariátegui en Europe (octobre 1919-mars 1923), décisif pour son adhésion au marxisme, n'avait pas été sans conséquence sur son attitude. La publication, en avril 1926, d'une étude où les éloges atténuent à peine la sévérité des critiques en est une incontestable manifestation (). Cet essai sera repris deux ans plus tard dans la revue qu'il dirige, Amauta, et intégré dans les célèbres Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana (1928), sous le titre "González Prada".
Attardons-nous un instant sur ce numéro 16 d'Amauta qui rend hommage à Prada, à l'occasion du dixième anniversaire de sa mort, et dont l'organisation même revêt une signification. Les trois premiers articles préparent le lecteur aux points cruciaux de l'analyse de Mariátegui, en reproduisant symboliquement la structure interne de son essai. Celui-ci est ainsi présenté comme une synthèse des études précédentes, alors qu'il est sans nul doute leur source d'inspiration. En première page, Antenor Orrego considère que l'œuvre de Prada rompt avec le passé colonial et annonce une "nouvelle période historique" ; José Eugenio Garro estime, en page deux, que "González Prada fué íntima, esencial e intrínsecamente un Poeta" ; enfin, en troisième page, Luciano Castillo déclare son message idéologique dépassé, mais confirme l'exemplarité de sa vie (). L'article le plus critique est donc relégué en dernière position, comme une infamie que l'on cherche à dissimuler (). Une telle stratégie discursive suggère que Prada jouissait encore d'un grand prestige à la fin des années vingt.
Glissons, nous aussi, sur les éloges (rejet du passé colonial et de l'élitisme, enrichissement de la littérature nationale, lien établi entre littérature et politique), pour nous intéresser au contrepoids négatif de l'essai de Mariátegui. Ce dernier regrette chez Prada, dont il dit cependant qu'il est le "premier instant lucide de la conscience du Pérou", un manque de réalisme qui se traduit par l'absence d'un programme, d'une doctrine à valeur pratique et scientifique : "González Prada no interpretó este pueblo, no esclareció sus problemas, no legó un programa a la generación que debía venir después" (). Il l'explique par son tempérament fondamentalement littéraire et aristocratique qui l'entraîna plutôt vers un anarchisme individualiste :
"González Prada fue más literato que político. El hecho de que la trascendencia política de su obra sea mayor que su trascendencia literaria no desmiente ni contraría el hecho anterior y primario, de que esa obra, en sí, más que política es literaria" ().
On pourrait objecter que c'est précisément le caractère utopique, moral et non pragmatique de son message politique qui en assure la pérennité et l'universalité. De ce point de vue, Prada fut une aussi grande figure politique que littéraire et l'absence de système résultait logiquement d'une conception éthique de la politique. N'écrivait-il pas lui-même : "La verdadera política se reduce a una moral en acción" () ? Par ailleurs, il fut tout le contraire, et Mariátegui ne pouvait l'ignorer, d'un idéaliste romantique, inapte au réalisme ; il suffit, pour s'en convaincre, d'examiner son attitude patriotique face au Chili, en dépit de fermes convictions anti-militaristes et internationalistes (). A la fin de sa vie, sa rigidité doctrinale, son intransigeance quant aux principes guidant l'action, son rejet de toute autorité et son amour de la liberté, de la justice et de la vérité avaient fait de lui "le symbole de la pensée anarchiste" (). Et n'est-ce pas là, au fond, ce qui gênait un Mariátegui désormais convaincu de la supériorité scientifique du marxisme ? Prada était devenu un symbole dangereux qu'il fallait neutraliser. C'était probablement l'objectif des critiques portant sur son manque de réalisme et son tempérament littéraire et aristocratique :
"[Prada] Predicó realismo. [...]
Pero él mismo no consiguió nunca ser un realista. De su tiempo fue el materialismo histórico. Sin embargo, el pensamiento de González Prada, que no impuso nunca límites a su audacia ni a su libertad, dejó a otros la empresa de crear el socialismo peruano. Fracasado el partido radical, dio su adhesión al lejano y abstracto utopismo de Kropotkin. Y en la polémica entre marxistas y bakuninistas, se pronunció por los segundos. Su temperamento reaccionaba en éste como en todos sus conflictos con la realidad, conforme a su sensibilidad literaria y aristocrática"
 ().
Le discours de Mariátegui ne laisse subsister aucune équivoque : il établit une équivalence positive entre les termes "réalisme", "matérialisme historique", "socialisme" et "marxistes", qu'il oppose à la série négative "utopie de Kropotkine", "bakouninistes", "sensibilité littéraire et aristocratique".
L'appréciation du parti radical Unión Nacional, fondé par González Prada en 1891, semble également très sévère (), compte tenu du fait que son programme est, à notre connaissance, le premier en son genre au Pérou et qu'il manifeste une certaine modération, une volonté de composer pour unir, à laquelle Prada ne cèdera plus par la suite. On ne peut, du reste, le tenir pour responsable des errements de ce parti. En effet, à peine quinze jours après sa fondation, Prada s'embarquait pour l'Europe où il devait rester sept ans et où sa pensée allait se radicaliser (). Ce n'est pas ici le lieu d'étudier de manière détaillée ce programme qui suppose, contrairement à ce que dit Mariátegui, une analyse préalable de la réalité nationale, mais signalons tout de même qu'il se veut pragmatique, qu'il affirme le droit des Indiens à la propriété comme élément fondamental de la citoyenneté, qu'il dénonce l'utilisation de la politique à des fins personnelles et prône le débat d'idées, qu'il préconise le fédéralisme, une véritable démocratisation de la vie publique fondée sur la responsabilité devant les électeurs et sur la représentation parlementaire des minorités, le suffrage universel direct et sans exclusion des résidents étrangers, une réforme du système fiscal favorisant l'imposition directe, une réforme de l'armée et de la défense nationale, et qu'il vise à légaliser et garantir les principales libertés individuelles et publiques. En ce qui concerne le chapitre social, citons simplement les points VII et VIII :
"VII - Elevar la condición social del obrero.
VIII - Recuperar, por iniciativa oficial, las propiedades usurpadas a las comunidades indígenas"
 ().
Si le premier n'affirme qu'une vague intention, le second, plus concret, ne rompt-il pas vraiment avec la tradition libérale ? Certes, il s'agit davantage d'une déclaration de principes que d'un réel programme, mais son caractère progressiste, et même révolutionnaire pour 1891, est indéniable (). Ce parti radical est surtout, pour Mariátegui, l'exemple qui peut infirmer son jugement, en montrant un homme ancré dans le réel et prenant des responsabilités politiques. Cela suffit à expliquer sa sévérité.
Tout en affirmant péremptoirement que "La ideología de Páginas Libres y de Horas de Lucha es hoy, en gran parte, una ideología caduca", Mariátegui déclare rester fidèle à "l'esprit" de G. Prada :
"Los jóvenes distinguen lo que en la obra de González Prada hay de contingente y temporal de lo que hay de perenne y eterno. Saben que no es la letra sino el espíritu lo que en Prada representa un valor duradero. Los falsos gonzález-pradistas repiten la letra; los verdaderos repiten el espíritu" ().
De là à réduire son influence à une simple valeur morale, il n'y a qu'un pas, vite franchi au demeurant :
"He dicho ya que lo duradero en la obra de González Prada es su espíritu. Los hombres de la nueva generación en González Prada admiramos y estimamos, sobre todo, el austero ejemplo moral. Estimamos y admiramos, sobre todo, la honradez intelectual, la noble y fuerte rebeldía" ().
Cet habile distinguo, en conclusion de l'essai, permet à Mariátegui de minorer la contribution idéologique du précurseur encombrant et d'écarter de la filiation légitime tous les adversaires politiques qui s'en réclament, ceux qui suivent "la lettre" : les anarchistes en 1926, probablement aussi les partisans de l'APRA en 1928. En dehors de son adhésion au matérialisme historique, il ne se risque pas à énoncer ce que lui-même apporte de nouveau, ce qui le distingue. Voulant minimiser le rôle de Prada et grandir le sien, Mariátegui avoue maladroitement que le seul tort du penseur libertaire est d'avoir eu raison trop tôt, et donc qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre leurs idées, d'un point de vue pratique : "Le tocó a González Prada enunciar solamente lo que hombres de otra generación debían hacer" ().
Le discours de Mariátegui, par un double travail idéologique, cherche donc à confisquer un héritage politique qu'il prétend dépasser (). Mais dans quelle mesure la réalité vient-elle confirmer cette prétention du discours ? Si on essaye de répondre partiellement à cette question en étudiant la façon dont est traité le fameux "problème indien", sujet fort débattu à l'époque, on serait tenté de conclure que l'émancipation intellectuelle n'a pas eu lieu, contrairement aux apparences. Comme l'a souligné E. Chang-Rodríguez (), le premier article indigéniste de Mariátegui, "El Problema primario del Perú" (Mundial, 9 décembre 1924), reprend très directement l'argumentation déployée par G. Prada dans "Nuestros indios" (), et l'essai "El Problema del indio", qui figure dans Siete ensayos, n'apportera aucune nouveauté substantielle. Avant que le problème ne soit posé en termes de classes par le critique marxiste, n'avait-il pas déjà été rattaché à la possession de la terre et envisagé sous un rapport entre exploiteurs et exploités ? Sans vouloir remettre en cause le rôle historique de Mariátegui et ses mérites personnels, force est de constater que son analyse socio-économique de la question indienne, d'ailleurs partagée par les apristes, ne fait que développer la pensée de Prada, ce qui conduit Chang-Rodríguez à écrire : "[...] la concepción mariateguiana del indio es más gonzalezpradista que bolchevique [...]" (). Le discours des Siete ensayos, reproduit même l'ambiguïté de la conception pradienne de l'Indien, à la fois lyrique et sociologique, raciale et économique, dans laquelle la perspective politique prédomine sans parvenir à supplanter totalement la dimension mythique (). On ne peut donc que s'étonner de l'injuste censure que Mariátegui adresse à son précurseur en le taxant de philanthrope optimiste et moralisateur ().
Sur le terrain de l'indigénisme, l'innovation serait plutôt du côté de Haya de la Torre qui, sans renier sa filiation, développe une argumentation anti-impérialiste et opte pour une approche résolument internationaliste, faisant de l'indianité le facteur central de l'unité américaine (). Son espoir de voir renaître le "communisme primitif des Incas" sous une forme moderne n'est pas, non plus, dérivé de la pensée de G. Prada. Ce dernier avait en effet récusé tout passéisme millénariste, tel celui de Valcárcel : "¿cabe hoy semejante restauración? Al intentarla, al querer realizarla, no se obtendría más que el empequeñecido remedo de una grandeza pasada" ().
Il est aisé de comprendre pourquoi Mariátegui, après sa conversion au marxisme, se livre à une appropriation dichotomique ("esprit" vs "lettre") du patrimoine gonzalez-pradien et à des attaques frisant la mauvaise foi. Le personnage Prada, dont la vie fut moralement exemplaire au point que même ses adversaires admiraient son abnégation, sa rectitude et sa probité (), était devenu un symbole quasi religieux pour la jeunesse progressiste et le mouvement ouvrier. David O. Wise a bien montré comment son culte avait été favorisé sous les deux mandats d'Augusto B. Leguía, avant de se retourner contre le pouvoir autoritaire de ce président (). L'homme était donc sacré, intouchable. Plus encore, dans un pays où les anarchistes avaient joué le premier rôle sur le terrain des luttes sociales, il était nécessaire d'invoquer Prada, afin d'asseoir la légitimité historique de tout mouvement politique de gauche. L'article écrit par Haya de la Torre en 1925 (v. supra), un an après la fondation de l'APRA, peut aussi être interprété de cette manière, surtout si l'on tient compte de l'exil de l'auteur (). Mais cette inscription dans la continuité exigeait, en parallèle, de se démarquer des héritiers légitimes, les socialistes libertaires, dont l'idéologie s'opposait à celle de Mariátegui dans un contexte de fortes rivalités politiques : comment un marxiste léniniste aurait-il pu se montrer en parfait accord avec un anarchiste ? D'où l'insistance de Mariátegui pour séparer "l'esprit" de la "lettre" et l'obligation de masquer les critiques par des éloges. Les "faux gonzález-pradiens" qu'il dénonce en 1926, ce sont bien les anarchistes auxquels les communistes disputent la direction du mouvement ouvrier. Les années 1925 et 1926 sont en effet, au Pérou, des années critiques pour un anarcho-syndicalisme entré en crise vers 1921 et qui n'exercera pratiquement plus aucune influence à la fin de 1927 (). On se souviendra du précédent de la Révolution russe qui vit l'élimination des anarchistes par les bolcheviks, notamment de 1919 à 1921, alors que Mariátegui se trouvait en Europe...
1926 est donc l'année d'une prise de distance tactique et il n'est pas surprenant que la question indienne, qui monopolise déjà le débat et va bientôt jouer le rôle d'un catalyseur politique (), serve de tremplin. Mariátegui cherchait manifestement à valoriser l'approche marxiste face à la pensée d'un anarchiste qui l'avait, sur ce thème, précédée de plus de vingt ans. Sans avoir au préalable déprécié la pensée de Prada, comment aurait-il pu affirmer, en 1928, la "nouveauté" de sa thèse, en titrant : "El Problema del indio. Su nuevo planteamiento" ? Comment aurait-il pu déclarer, dès les première lignes :
"Todas las tesis sobre el problema indígena, que ignoran o eluden a éste como problema económico-social, son otros tantos estériles ejercicios teoréticos - y a veces sólo verbales -, condenados a un absoluto descrédito. No las salva a algunas su buena fe. Prácticamente, todas no han servido sino para ocultar o desfigurar la realidad del problema. La crítica socialista lo descubre y esclarece, porque busca sus causas en la economía del país [...]" ?
Ou encore dans "Sumaria revisión histórica" : "La propagación en el Perú de las ideas socialistas ha traído como consecuencia un fuerte movimiento de reivindicacíon indígena" () ?
La seconde publication, en 1928, de l'essai sur González Prada sert probablement le même objectif de démarcation, mais cette fois à l'égard des apristes qui le revendiquent aussi comme précurseur et qui ont été rejoints par un certain nombre d'anarcho-syndicalistes. Il faut en effet souligner que l'hommage ambivalent rendu à Prada dans le numéro 16 d'Amauta coïncide avec la rupture entre Mariátegui et Haya de la Torre, qui se dessinait depuis 1927, à mesure que Haya s'éloignait des orientations de la Troisième Internationale. Bien qu'intervenue en mai, à la suite de la transformation de l'APRA en parti, la rupture sera entérinée par le célèbre éditorial d'Amauta de septembre 1928, dans le numéro qui suit immédiatement celui consacré à Prada (). A l'évidence, chaque parution du fameux essai jalonne une nouvelle étape du combat idéologique de Mariátegui, la figure de Prada servant tout à la fois d'ancrage et de repoussoir symbolique.
A partir de 1929, le contenu des références à G. Prada reflètera la fracture de la gauche péruvienne : toujours positif pour les apristes, de plus en plus négatif pour les mariatéguistes. L'essai Perú: problema y posibilidad (1931) de l'historien Jorge Basadre en est un exemple des plus significatifs. Dans le chapitre sept, qui a pour titre "Ubicación sociológica de González Prada", celui-ci est présenté comme un bourgeois snob, animé par le ressentiment. L'auteur conclut son analyse par un jugement sans appel en faveur de Mariátegui, décédé prématurément l'année précédente :
"Entre Prada y José Carlos Mariátegui hay una diferencia radical. Prada encarna el pensamiento burgués en rebeldía, en crisis; y Mariátegui la anunciación del escritor proletario. Prada fué un hombre de preguntas y de problemas; Mariátegui, hombre de respuestas y de soluciones" ().
La phase d'investissement progressif de l'espace politique péruvien étant achevée, la fonction de repoussoir supplante celle d'ancrage, devenue sans objet pour un mouvement communiste alors en position de force. A l'inverse, la fonction d'ancrage demeure prépondérante pour les apristes qui doivent reconquérir la popularité perdue entre 1928 et 1930. En 1931, Haya de la Torre rentre au Pérou pour lancer sa candidature à la présidence de la République et le 21 septembre il crée le Parti Apriste Péruvien. Quatorze ans se sont écoulés depuis sa première rencontre avec Prada, mais le marxiste hétérodoxe qu'il est devenu manifeste toujours sa dévotion : "Nosotros somos los herederos del pensamiento magnífico de Manuel González Prada" (). Cette phrase, prononcée lors d'un discours électoral (23 août), semble lancer un défi aux communistes qui contrôlent désormais le mouvement ouvrier. González Prada en est évidemment l'enjeu symbolique et rhétorique. Chacun à sa manière, les deux frères ennemis de la politique ont "tué" leur père idéologique, mais aucun n'ose le proclamer : tandis que Mariátegui l'avoue à mots couverts, Haya préfère le taire.



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